"La France a-t-elle encore une politique arabe ?"
"Est-elle passée, au Proche-Orient, d'une approche dite
gaullo-mitterrandienne à une tentation néo-conservatrice ?" Que signifie
le récent rapprochement avec les Etats du Golfe et notamment l'Arabie Saoudite
? Le débat public ne manque pas d'interrogations récurrentes sur le sujet, avec
cependant plusieurs biais ou angles morts.
Un débat erroné
Le premier d'entre eux consiste à ne plus questionner les
termes eux-mêmes, or ceux-ci posent problème. La "politique arabe",
vocable datant des années 60, remis brièvement au goût du jour par Jacques
Chirac lors d'un discours à l'Université du Caire en
1996, désigne-t-elle une politique par
nature pro-arabe (ce dont on a longtemps accusé le Quai d'Orsay), ou bien une
tentative pour définir une stratégie au sud et à l'est de la Méditerranée, qui
n'exclue d'ailleurs pas la prise en compte de la diversité des situations
nationales ? Que signifie encore une approche
"gaullo-mitterrandienne", 25 ans après la fin de la guerre froide,
outre la volonté louable de maintenir à l'échelle globale une vision française
indépendante de l'allié américain (sans pour autant rompre avec lui), vision
qui soit toujours universaliste et non réduite à la défense des seules valeurs
occidentales ? Qu'appelle-t-on au juste "néo-conservatisme" en France
? Très loin de ses origines intellectuelles américaines, le terme désigne
souvent à Paris, parfois un peu vite, un mélange d'atlantisme (qui existe
depuis longtemps dans notre pays), d'occidentalisme, et d'interventionnisme
militaire appliqué à une vision manichéenne de l'échiquier international, sur
lequel faudrait frapper d'abord les
ennemis supposés consacrés, par solidarité avec des alliés supposés naturels.
Un deuxième biais consiste à aborder la politique française
au Moyen-Orient comme la traduction d'un tel choix idéologique, plutôt que
comme le résultat d'une marge de manœuvre en réalité fort étroite. Car la
capacité française d'agir sur la région ne permet pas autre chose que des
ajustements subtils, des compromis pragmatiques, des postures prudentes. Ce qui
est certes déjà beaucoup. Mais quand bien même un décideur arrêterait-il une
diplomatie délibérément idéologique dans un sens ou dans l'autre, la complexité
de cette aire géographique le rattraperait rapidement pour le ramener à la
réalité.
Perte de repères
Cette réalité, quelle est-elle ? Traditionnellement, la
France entretenait des liens étroits avec le Liban (ancien mandat, et de
tradition toujours francophone), ambigus et conflictuels mais teintés de
connaissance mutuelle avec la Syrie (ancien mandat elle aussi), des liens de
confiance plus personnels avec plusieurs chefs d'Etat arabes (en Egypte, en
Arabie Saoudite, au Qatar et dans les Emirats, jadis avec Yasser Arafat...),
tandis qu'hors du monde arabe, la relation restait traditionnellement méfiante
avec Israël, entachée de contentieux lourds depuis les années 1980 avec l'Iran
(guerre Irak-Iran, dossier libanais, attentats en France, litiges
financiers...), et pervertie avec la Turquie par la question de l'adhésion à
l'Union européenne. Les proximités arabes se sont trouvées bouleversées par la
disparition physique ou politique des acteurs connus de longue date (comme
Arafat, Hariri ou Moubarak), par les printemps arabes, les déceptions
consécutives (avec la Syrie, sous Jacques Chirac puis Nicolas Sarkozy), et
l'extrême complexification des enjeux, avec la montée en puissance d'acteurs
non étatiques (Hezbollah, Al Qaida, Daech, Hamas...). Soit dit en passant, cet
éloignement progressif ou cet estrangement, dirait-on en anglais, vaut
aussi pour le Maghreb, où les jeux à multiples facettes de la situation
algérienne, la mort de Hassan II au Maroc en 1999, plus récemment le
renversement de Ben Ali à Tunis, ont changé la donne pour la diplomatie
française. Plus encore, l'intervention militaire de 2011 en Libye, initialement
saluée, est aujourd'hui portée au passif de la France (comme de ses alliés
britanniques et américains), et sert d'argument à Moscou et Pékin pour
s'opposer à tout règlement occidental de la crise syrienne.
Dans le même temps, les relations avec les Etats non arabes
ne se sont pas améliorées. En dépit d'une courte lune de miel au début du
mandat de Nicolas Sarkozy, la relation franco-israélienne s'est à nouveau
dégradée après la crise de Gaza de 2010, pour se heurter ensuite régulièrement
à la personnalité de Benjamin Netanyahu. Le dialogue avec l'Iran n'a
naturellement pas bénéficié de l'intransigeance de Paris dans les négociations
sur le dossier nucléaire, alors que Washington imposait finalement un accord.
La question turque enfin, à peine remise de l'hostilité déclarée de Nicolas
Sarkozy à l'adhésion d'Ankara à l'UE, s'est trouvée otage par la suite de la
nouvelle posture d'Erdogan (devenu président en 2014), autoritariste en interne
et ambigüe à l'international.
Que reste-t-il alors ? Un Moyen-Orient dont l'agenda
politique est aujourd'hui dominé par l'expansion de l'Etat Islamique à partir
de l'Irak et de la Syrie, devenus Etats effondrés (l'Irak l'était déjà depuis
2003) alors même que les abcès de fixations antérieurs ne sont pas réglés (les
question palestinienne, la question kurde, la situation libanaise, les
inégalités de développement, les conséquences des guerres américaines puis des
printemps arabes...). Un Moyen-Orient en quête de stabilité,[1]
où les acteurs étatiques régionaux ont perdu la main face aux groupes armés et
aux clivages ethniques et religieux, où les Etats-Unis hésitent (on se souvient
du recul de l'administration Obama face au choix de frapper le régime de Damas
en 2013), où l'Europe reste absente (après les échec successifs du processus de Barcelone en 1995 puis de l'Union
Pour la Méditerranée
en 2008), où la Russie, soudain, se rêve à nouveau en puissance globale,
poussant son avantage jusqu'à oser l'engagement militaire Syrie.
De quoi la politique moyen-orientale de la France est-elle le nom ?
Face à cette poudrière, que fait la France, et quelle
lecture peut-on avoir de son action? Après la séquence difficile des printemps
arabes (commencée par la situation tunisienne, qui a entraîné le changement du
ministre français des Affaires étrangères), Paris semble plus proche
aujourd'hui des acteurs conservateurs de la région, qui n'avaient pas caché
leur opposition aux "printemps". Les nombreuses visites officielles
au plus haut niveau dans les Etats du Golfe, des objectifs stratégiques en
phase avec ceux de Riyad (sur la destitution de Bachar al-Assad, la méfiance à
l'égard de l'accord iranien ou la situation au Yémen), des contrats commerciaux
importants passés avec les Etats du Golfe ou financés par eux (l'achat d'avions
Rafale par Le Caire - qui constitue par là même un soutien au régime d'Abdel
Fattah al-Sissi, une aide militaire de 3 milliards de dollars à l'armée
libanaise), semblent attester d'une ligne dont la cohérence est assumée, et qui
privilégie la garantie de stabilité au moins à court terme, en dépit des
critiques que cela ne manque pas de susciter.
Par ailleurs, la diplomatie française joint le geste à la
parole, en assumant une posture interventionniste inverse à celle de Jacques
Chirac sur l'Irak en 2003. En militant ouvertement pour des frappes contre le
régime syrien en 2013, en engageant des moyens important contre Daech en Irak
depuis 2014 (opération Chammal, mobilisation du porte avion
Charles de Gaulle), en ouvrant la voie à des frappes sur le territoire syrien à
l'automne 2015, Paris fait preuve du même volontarisme politico-militaire qu'en
Afrique, au Mali et en Centrafrique, et avec le dispositif Barkhane.
Plusieurs de ces choix, on l'a dit, rencontrent ceux de
l'Arabie Saoudite et de ses alliés émiratis ou koweïtiens. D'autres, comme
l'intransigeance sur le dossier iranien, rencontrent nécessairement un écho
favorable en Israël. D'autres encore, comme l'engagement militaire contre
Daech, viennent soulager l'allié américain. Dans le même temps, le lien de la
France avec le Qatar reste fort, même si la priorité, par rapport aux années
Sarkozy, semble s'être recentrée sur le grand voisin saoudien. Comment
interpréter alors cette posture ?
L'hypothèse d'un alignement sur un axe Washington – Riyad –
Tel Aviv ne résiste pas à l'analyse, ne serait-ce que parce que cet axe
n'existe pas. On connaît l'état des relations entre Washington et Riyad d'une
part, Washington et Tel Aviv de l'autre, toutes deux victimes entre autres de
l'accord sur le nucléaire iranien, après des années de méfiance croissante.
L'hypothèse plus idéologique d'un rapprochement français non pas "générique"
avec les Etats-Unis et Israël, mais "partisan", avec les Faucons de
chacun des deux pays, se heurte aux anomalies que constitueraient alors
l'excellente relation de la France avec Riyad et Doha, ou encore les votes
français à l'ONU en faveur de la Palestine (en 2011 pour l'intégration de cette
dernière à l'UNESCO, en novembre 2012 pour son statut d'observateur non membre
de l'ONU, en décembre 2014 en faveur de la résolution palestinienne sur le
retrait israélien des Territoires occupés avant la fin 2017, en septembre 2015
pour autoriser les Palestiniens à faire flotter leur drapeau au siège de New
York). L'hypothèse plus subtile encore d'un retour, par François Hollande, à
une politique de type SFIO, beaucoup plus favorable à Israël sans pour autant
s'aliéner les pays arabes, est plus crédible car plus nuancée, mais se heurte
aux nombreuses recompositions récentes, qui ont fait voler en éclat
l'affrontement binaire et simpliste entre d'un côté "les Arabes" et
de l'autre Israël.
La lecture par une Realpolitik mercantiliste, qui
voit la France privilégier les acteurs à la fois très solvables et férus de
stabilité régionale, paraît plus solide, à condition de ne pas la ramener à une
seule affaire de signature de contrats. Certes, la politique étrangère développée
par l'actuel exécutif depuis 2012 et exposée régulièrement par Laurent Fabius,
ne fait pas mystère de l'importance à accorder à l'économie, considérée comme
le nerf de la guerre dans une diplomatie moderne (d'où le rattachement du commerce extérieur et du
tourisme au quai d'Orsay, la création d'une direction des entreprises et de
l'économie internationale,
etc.). Et dans cette perspective, les contrats signés avec ou grâce au Golfe,
importent. Mais c'est la concordance de cet horizon commercial avec l'objectif
de stabilité qui fait désormais l'originalité des liens bilatéraux. La priorité
donnée à un environnement stratégique plus stable sur son flanc sud s'accommode par exemple de l'initiative
égypto-saoudienne d'une force arabe commune.
Reste que les multiples contradictions régionales demeurent,
qui rendent toute politique unidimensionnelle impossible. Cette complexité n'est naturellement pas
ignorée du quai d'Orsay, qui estime depuis plusieurs mois qu'une confrontation
Riyad-Téhéran doublée d'une concurrence Riyad-Doha constitue l'une des toiles
de fond de nombreuses tensions actuelles. On sait également que la question de
savoir qui, du régime de Damas ou de l'Etat Islamique, doit être tenu premier
responsable du chaos syrien, est particulièrement délicate pour maintenir les
équilibres entre les différentes amitiés proche-orientales. De surcroît, ces
amitiés ne doivent pas altérer l'alliance américaine, dont Paris ne veut pas se
départir : même si l'épisode des "lignes rouges" syriennes de 2013
(lorsque Washington avait renoncé au dernier moment à frapper la Syrie en dépit
de la volonté française) a laissé des traces profondes, on est conscient à
Paris qu'aucune politique forte dans la région ne peut s'envisager seul, sans
l'appui américain.
La politique de la France au Moyen-Orient n'est ni aussi
erratique ou improvisée qu'on le prétend parfois, ni aussi déterminée
idéologiquement qu'on le soupçonne ailleurs. Elle demeure plus simplement
contrainte par les paramètres d'une rencontre à haut risque entre une puissance
moyenne à vocation globale, et une région en proie à un chaos que nul ne
maîtrise, mais que tout le monde subit.
@charillon
[1] F.
Charillon, A. Dieckhoff, Afrique du Nord Moyen-Orient : Logiques de chaos,
dynamiques d'éclatement, La Documentation Française, Paris, 2015.
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