Entretien dans L'Opinion, avec Jean-Dominique Merchet, le 16 février 2017
Depuis
1952, une grande conférence sur la sécurité internationale se tient chaque année
à Munich. Jadis baptisée « Wehrkunde », elle est devenue la Munich
Security Conference (MSC) dont la 53e édition se tient de ce vendredi à
dimanche. Cette conférence sera l’occasion d’un premier contact direct entre
les Européens et l’administration Trump, le vice-président Mike Pence devant y
participer. Angela Merkel y prononcera samedi un discours, alors que beaucoup
de doutes et d’incertitudes s’expriment sur la diplomatie américaine et
notamment son engagement dans l’Otan. Avant la conférence, l’Opinion fait le
point avec Frédéric Charillon, spécialiste des
relations internationales.
Cette année, le thème de la conférence de
Munich sur la Sécurité est « Post-Truth, Post-West, Post-Order ».
Entrons-nous vraiment dans ce monde post-vérité, – occidental – ordre
international ?
On entre
très certainement dans un post quelque chose, mais post-quoi ? Nous sommes dans
un « entre-deux stratégique » : nous sortons d’une période
post-guerre froide elle-même turbulente, et qui a eu plusieurs phases - la
supposée unipolarité américaine en 1990-1992, les difficultés américaines en
Afghanistan et Irak… - à quelque chose d’encore plus incertain. Est-elle
« post-West » ? C’est probable. Ou plutôt, elle ne sera plus
« West Only ». La paix des vainqueurs de 1945, qui voyait la France et
la Grande-Bretagne membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies
sans l’Inde, le Japon, l’Allemagne ou le Brésil, est arrivée à ses limites. Les
grandes structures internationales (Banque mondiale, FMI…) qui accordent plus
de poids aux minuscules pays européens qu’aux géants démographiques du Sud,
c’est terminé également. L’absence d’« hégémon » autoproclamé laisse
penser que le désordre est plus grand. Mais en réalité, la maturation de ce
changement était à l’œuvre depuis longtemps
N’y a-t-il pas une illusion – ou un biais
idéologique – à considérer que la vérité, l’Occident et l’ordre international
allaient ainsi de pair ?
Tout à
fait. Ce n’est pas parce que la Russie, l’Iran et la Turquie prennent une
initiative en Syrie, que nous sommes dans la post-vérité ou le post-ordre. Ce n’est pas non plus parce que Donald
Trump tweete la nuit que nous sommes entrés dans un monde de vérité alternative.
La confusion des réseaux sociaux, les propagandes d’Etat, les prises de
position d’acteurs privés, religieux, voire mafieux, brouillent certes les
pistes, et il semble y avoir autant de vérités que de discours. L’absence
d’« hégémon » autoproclamé laisse en effet penser que le désordre est
plus grand. Mais en réalité, la maturation de ce changement était à l’œuvre
depuis longtemps. Où étaient la vérité et l’ordre au Vietnam, en Afghanistan,
au Biafra, en Palestine, au Salvador, à Prague ou Budapest, sous Pol Pot ou
Pinochet ? Avec la fin de la guerre froide en 1991, nous avons connu la fin
d’un langage commun des relations internationales entre deux puissances du nord
(États-Unis et Union soviétique), qui prétendaient régir le monde en duopole.
Désormais, après quelques années de latence, nous assistons à une immense
ouverture du jeu.
Dans ce contexte, si vous deviez donner un
seul conseil au prochain président français, quel serait-il ?
Sans
doute de ne pas chercher de guide d’action dans des formules du passé. Le
gaullisme était une posture d’équilibre dans les années 1960, mais les blocs de
la bipolarité n’existent plus. Le néoconservatisme et son obsession du régime
change ont fait des ravages dramatiques dans les années 2000, et
aujourd’hui ils provoqueraient un cataclysme supérieur encore, avec le grand retour de la Russie ou
de la Chine. Le nouveau Sud est éclaté, diversifié, introuvable : un
tiers-mondisme à la fois paternaliste et culpabilisant serait désuet. Plus près
de nous, il n’y a plus d’« Europe de l’Est », il y a des Europes
orientales, parfois européistes, parfois populistes et antilibérales : le discours
convenu sur la sécurité européenne globale incluant forcément la Russie, ne
tient plus. La « Méditerranée » est plus que jamais une chimère : de
Barcelone à l’Union Pour la Méditerranée, tout a échoué, victime des drames
régionaux (de l’Intifada à Gaza en passant par les Printemps arabes) qui ont
éclipsé les agendas européens. Il faut oser réinventer les relations
internationales et les politiques régionales sur de nouvelles bases.
Évidemment, c’est plus facile à dire qu’à faire. Mais il faut chercher des
schémas nouveaux.
Quels sont, aujourd’hui, les grands défis
sécuritaires qui pourraient affecter directement les Français ?
On peut
proposer deux réponses à cette question. La réponse convenue, nous la
connaissons : le terrorisme est évidemment un défi, les nouvelles menaces
aussi, comme celles liées à la cyber-sécurité, la montée en puissance de
stratégies autoritaires en Europe orientale (Russie) ou en Asie (Chine), la
multiplication des États effondrés dans le sud-méditerranéen ou en Afrique,
sans oublier les menaces globales qui pèsent sur l’environnement, notamment
avec le réchauffement climatique, constituent un panorama d’ensemble qui
fournit une réponse aisée. Il existe une réponse moins convenue, qui réside
dans le risque d’une étrange défaite, dans laquelle on est en réalité déjà en
partie entré, par refus de sortir des schémas établis. Il y a là un déficit de pensée stratégique
qui menace directement notre sécurité, par aveuglement. Ne pas voir
le monde qui vient, les puissances qui montent, les aspirations des peuples,
conduit à des erreurs importantes. Les printemps arabes nous ont surpris parce
qu’au lieu d’écouter les populations, les classes moyennes, les éléments actifs
(jeunes, femmes, intellectuels, blogueurs…) du sud-méditerranéen, on s’est
enfermé dans quelques face-à-face avec des leaders qui se présentaient comme
des garants de stabilité, en réalité d’immobilisme. La poursuite et même
l’amplification du terrorisme, avec ses mutations multiples, sont dues en
partie à la mauvaise compréhension du phénomène, que l’on continue à réifier
comme un adversaire militaire, alors qu’il a des origines éminemment sociales.
Au lieu de comprendre l’Amérique ou la Russie, on disserte à l’infini sur Trump
et Poutine, etc. Il faut sortir de ces sentiers battus, même si c’est
inconfortable. Là réside sans doute le grand défi sécuritaire.
Pensez-vous qu’avec Trump, le monde est
devenu plus dangereux ?
Trump est
dangereux. Nous en avons la démonstration chaque jour. Il provoque, insulte,
déstabilise, remet en cause l’existant sans proposer d’horizon, c’est un
destructeur. Il inquiète ses alliés, divise son pays, fait augmenter
l’antiaméricanisme dans le monde, vire ses principaux équipiers au bout de
quelques jours… Trump est dangereux parce qu’il divise et déstabilise
l’Amérique, et qu’une Amérique affaiblie, aigrie, caricaturale d’elle-même,
n’est une bonne chose pour personne. Ensuite, ce désordre américain donne un
feu vert dangereux à tous ceux qui seraient tentés de profiter du vide ainsi
créé. Il peut s’agir de puissances expérimentées (Russie, Chine, Iran), qui
savent ne pas aller trop loin et abattre leurs cartes. Il peut s’agir aussi
d’alliés paniqués par le désengagement américain, qui pourraient commettre des
erreurs par crispation. Ou de petits États turbulents qui pensent pouvoir
désormais pousser leurs pions par des actions irresponsables. C’est tout cela
qui risque d’être la conséquence directe du « trumpisme ».
Le Brexit pose-t-il un problème de
sécurité ?
Le Brexit donne le signal dangereux
d’une Europe en voie de détricotage. Si l’UE ne se reprend pas très
vite avec des initiatives importantes et pertinentes, d’autres départs
suivront. Ensuite, il appartiendra aux Britanniques de démontrer leur capacité
à réinventer un projet de politique étrangère qui leur permette de demeurer une
puissance de premier plan, justifiant sa place au Conseil de Sécurité des
Nations Unies. Si l’Europe échoue à se relancer, et le Royaume-Uni, à se
réinventer, alors le couple franco-allemand sera bien seul pour affronter les
défis internationaux.
La conférence sur la Sécurité se déroule en
Allemagne et Angela Merkel doit prononcer un discours. Quel rôle voyez-vous
pour l’Allemagne demain dans les politiques de sécurité ?
Nous
devons faire le choix de l’Allemagne. D’ailleurs, nous n’avons plus le choix. L’Allemagne est plus que jamais avec
la France le pilier de l’entité européenne, ou de ce qu’il en reste,
sur la scène internationale. Les deux pays ont une approche très différente de
l’international, qu’il faut mettre en complémentarité. Là où Paris aime les
chaînes de commandement rapides, efficaces, notamment pour les interventions
extérieures, Berlin préfère construire des consensus mûris, collectifs. Les
deux sont compatibles, et nous sommes condamnés à nous entendre, sinon nous
disparaîtrons ensemble, au moins comme puissances significatives. L’Allemagne
est une puissance démocratique libérale, certes touchée elle aussi, comme nous,
par la démagogie populiste, mais dont les fondements sont solides. Elle ne sera
pas de sitôt une puissance militaire interventionniste, car cela va à
l’encontre de beaucoup de ses valeurs. Mais elle a déjà tous les attributs pour
être une puissance de proposition, de concertation, de rassemblement. Ne pas
l’associer davantage à la gestion de certains dossiers, au Proche-Orient, en
Méditerranée (Libye) ou ailleurs, a sans doute été une erreur, qu’il ne faudra
pas renouveler.
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