Il y a trente ans ce jour, le 2 août 1990, l’armée irakienne
de Saddam Hussein envahissait le Koweït. Cet épisode a déclenché ou révélé une
cascade de recompositions géopolitiques.
Il a d’abord révélé la profonde division du monde arabe, à
parts presque égales, soit à l’époque 11 contre 10 (l’Autorité palestinienne n’existait
pas encore), entre ceux qui condamnaient l’invasion, et ceux qui fustigeaient « les
émirs ». Il a permis ensuite aux Etats-Unis de s’implanter dans la région,
à la suite d’une démonstration de force capacitaire (535.000 hommes projetés, des
technologies de pointe que le monde allait découvrir, et qui faisaient ressembler
– faussement - la guerre à un jeu vidéo). Une démonstration de force diplomatique
également (une coalition de 34 pays, dont plusieurs pays arabes hors du Golfe,
comme le Maroc ou la Syrie, pour un total de 938.000 hommes), ainsi que de « soft
power » : CNN eut le quasi-monopole des images de cette guerre en
direct. La France mitterrandienne finissait pas suivre après avoir tenté de tergiverser,
et le président demandait aux français
de « faire blocs avec nos soldats ». Si plusieurs dirigeants, comme
Margaret Thatcher qui allait quitter le pouvoir peu après, faisaient l’analogie
avec Munich (arrêter le tyran avant qu’il soit trop tard), le ministre français
de la défense Jean-Pierre Chevènement démissionnait, refusant en âme et conscience
une opération occidentale contre un pays arabe, qui lui rappelait plutôt Suez
ou les guerres coloniales.
La guerre a permis à un président américain plus éclairé que
ne le sera sa progéniture, d’imposer un processus de paix au Proche-Orient,
conscient qu’après ce conflit, un geste fort à l’égard des Arabes était
indispensable pour consolider la région. Elle a permis aussi à plusieurs puissances
de prendre conscience de leur faiblesse militaire. Sur le papier, la France pouvait
projeter 50.000 hommes. Elle peina à en envoyer plus de 15.000, et tirera les
leçons de cette situation en professionnalisant son armée. Sur le papier également,
les monarchies du Golfe étaient dotées du matériel (souvent américain) le plus
sophistiqué. Mais leur vulnérabilité éclata au grand jour, dans un traumatisme
durable. Le poids des acteurs non étatiques, transnationaux, dans ce conflit,
allait surprendre. On craignait, dans les chancelleries, le poids des acteurs religieux,
l’impact des médias, les opinions publiques… A l’issue de la guerre, la
résolution 688 allait imposer à l'Irak de laisser entrer les ONG humanitaires
sur son territoire, première brèche importante au principe de souveraineté, au
nom du devoir d’ingérence. Ce qui n’empêcha pas la survie de la Realpolitik :
le vaincu, Saddam Hussein put s’acharner sur les Kurdes au nord et sur les chi’ites
au sud. On découvrait alors que les notions de vaincu et de vainqueur s’étaient
considérablement brouillées, puisque le vaincu survivait (sans compter qu’aux Etats-Unis,
le vainqueur, qui fit aussi le « vainqueur » de la guerre froide,
George H. Bush, allait être battu aux élections).
que reste-t-il
de cet épisode ? beaucoup de
leçons que l’on croyait durables, cependant, se révélèrent être des illusions à
court terme. Le « brave nouveau monde » qui apparut lorsque l’URSS
finissante soutenait les Etats-Unis contre son ancien allié, et qui devait
sortir de la fin de la guerre froide, n’a pas perduré. Le processus de paix
israélo-arabe n’est plus. Le « moment unipolaire » (Charles
Krauthammer dans la revue Foreign Affairs) a tenu en apparence une
dizaine d’années, sérieusement ébranlé cependant par les épisodes somalien,
balkaniques, ou d’autres. Et la prochaine guerre d’Irak, en 2003, allait ruiner
les acquis américains au Moyen-Orient, en discréditant moralement une Amérique
enlisée dans deux conflits simultanés (Irak et Afghanistan), offrant à l’Iran
une prépondérance régionale inespérée. Les tergiversations américaines en
Syrie, encore dix ans plus tard, permettront à Moscou de rejoindre Téhéran pour
combler le vide américain, un vide que l'administration Trump allait porter à
son paroxysme, ce dont Ankara allait profiter à son tour. En lieu et place d’un
monde d’ingérence au nom du droit international et des droits humains, les interventions
occidentales répétées, toujours à l’égard
d’anciens alliés de Moscou (Irak, Serbie…) allaient finir, avec la goutte d’eau
libyenne qui fit déborder le vase en 2011, par reconstituer un front
souverainiste, alliant Moscou et Pékin. Les belles idées libérales
démocratiques allaient finir par être perçues, dans ces capitales mais aussi au Sud, comme un savoir-faire occidental machiavélique visant à faire
exclusivement du regime change à leur avantage. Un regime change qui a donné lieu à plusieurs chaos effroyables, où les rogue states se sont
transformés en collapsed states, comme en Irak (ou en Libye). Ce qui
donne aujourd’hui des arguments importants à la Russie ou à la Chine, pour s’attaquer
à plusieurs décennies de gestion occidentale des affaires du monde.
La guerre du Golfe de 1991, qui suivit l’invasion du Koweït,
a été lancée par George H. Bush pour de bonnes raisons (le droit international
et la stabilité dans un moment crucial), menée avec un savoir-faire politique
et militaire indéniable, et accompagnée d’une initiative louable, à la suite du
processus d’Oslo. Trente ans plus tard, cette guerre apparaît non comme annonciatrice
des nouveaux conflits, mais comme le dernier cas anachronique d’une guerre
interétatique en bonne et due forme, avant le retour des conflits asymétriques
et hybrides. Non comme le point de départ d’une stabilité hégémonique américaine
sur le Proche-Orient, mais comme le début du power shift dans cette zone.
Non comme le déclencheur d’une domination médiatique occidentale avec CNN, mais
comme celui du règne des médias globaux dans un environnement terriblement
concurrentiel (Al Jazeera, Russia Today…), lorsqu’apparaîtront les technologies
numériques puis les réseaux sociaux. C’est sans doute ce que l’on appelle des ruses
de l’Histoire.