Le livre du mois : Le prophète et le pharaon, par Gilles Kepel
Publié sur le site de l'IRSEM
Gilles Kepel Le prophète et le pharaon, Folio Histoire, Paris, 2012,
par Frédéric Charillon
A l’heure où l’Etat – en France comme ailleurs – cherche à renforcer sa capacité d’anticipation et de prospective sur les enjeux stratégiques et géopolitiques (avec, entre autres exercices, celui d’une prospective à 30 ans) c’est… une réédition qui attire notre attention ce mois-ci. Et à propos de prospective à 30 ans :
Entre 1980 et 1983, Gilles Kepel rédigeait sa thèse au Caire, dans le cadre du CEDEJ (Centre d’Études et de Documentation Économiques, Juridiques et Sociales). Cette même thèse, dont l’auteur avait été remarqué très tôt pour son talent par le regretté Rémy Leveau (ancien directeur du CEDEJ et pilier des études arabes à Sciences-Po), allait donner lieu à la publication du Prophète et le Pharaon en 1984.
Ce « voyage au bout de l’islam », pour reprendre le titre de son introduction, amenait l’auteur au bord du Nil, précisément à l’heure où Anouar El Sadate était assassiné, et où le lieutenant Istanbuli, membre de l’organisation du Jihad, s’écriait « J’ai tué Pharaon ! ».
Gilles Kepel s’intéressait alors à de jeunes activistes religieux, que l’on retrouverait plus tard dans l’ombre d’Al Qaida, dans la hiérarchie des Frères Musulmans égyptiens ou dans d’autres mouvements radicaux (comme Ayman al-Zawahiri, Isam al-Aryan, Abbud al-Zummur…). Au terme « intégrisme » en vogue après la Révolution iranienne, l’auteur préférait celui, alors néologisme, d’islamisme, qui marquait mieux selon lui le projet politique au registre religieux des militants ainsi étudiés.
Dans son travail de terrain, G. Kepel insistait sur les différents types de socialisation de l’islamisme en Egypte, sur la « fabrication » d’un islamiste, sur ses références, sur ses cercles, ses ramifications, ses réseaux, son formidable maillage social, sur les ressorts de sa mobilisation, s’attardant naturellement sur l’exécution de « Pharaon », et concluant sur la manière de penser l’altérité, le rapport entre politique et religieux, et les multiples « facettes d’une utopie ».
Trente années plus tard, les Frère Musulmans mais aussi les salafistes remportent des élections libres après la chute de celui qui remplaçait au pouvoir le Raïs assassiné, lorsque le jeune doctorant Gilles Kepel arrivait au Caire.
Trente années après cette première édition devenue un classique des sciences sociales, la relecture d’un texte désormais augmenté d’une préface inédite de l’auteur, mais débarrassé des quelques ajouts qui avaient orné des éditions intermédiaires, nous remémore beaucoup d’éléments qu’il convient de garder à l’esprit.
Cette réédition, surtout, montre ce que l’on peut attendre des sciences sociales. Non pas constituer une boule de cristal qui aurait vocation à prédire ce qui arrivera, ni à quelle date. Non pas des réponses toutes faites, comme autant de recettes, pour des questions déjà posées. Mais bien plutôt une sensibilisation à des tendances, des montées en puissance, des processus, des registres d’action, que l’on avait négligés, mal interprétés ou simplifiés à l’extrême. Une sensibilisation indispensable, qui défriche, surprend, éclaire, de façon souvent contre-intuitive. Pour le jour où…
Publié sur le site de l'IRSEM
Gilles Kepel Le prophète et le pharaon, Folio Histoire, Paris, 2012,
par Frédéric Charillon
A l’heure où l’Etat – en France comme ailleurs – cherche à renforcer sa capacité d’anticipation et de prospective sur les enjeux stratégiques et géopolitiques (avec, entre autres exercices, celui d’une prospective à 30 ans) c’est… une réédition qui attire notre attention ce mois-ci. Et à propos de prospective à 30 ans :
Entre 1980 et 1983, Gilles Kepel rédigeait sa thèse au Caire, dans le cadre du CEDEJ (Centre d’Études et de Documentation Économiques, Juridiques et Sociales). Cette même thèse, dont l’auteur avait été remarqué très tôt pour son talent par le regretté Rémy Leveau (ancien directeur du CEDEJ et pilier des études arabes à Sciences-Po), allait donner lieu à la publication du Prophète et le Pharaon en 1984.
Ce « voyage au bout de l’islam », pour reprendre le titre de son introduction, amenait l’auteur au bord du Nil, précisément à l’heure où Anouar El Sadate était assassiné, et où le lieutenant Istanbuli, membre de l’organisation du Jihad, s’écriait « J’ai tué Pharaon ! ».
Gilles Kepel s’intéressait alors à de jeunes activistes religieux, que l’on retrouverait plus tard dans l’ombre d’Al Qaida, dans la hiérarchie des Frères Musulmans égyptiens ou dans d’autres mouvements radicaux (comme Ayman al-Zawahiri, Isam al-Aryan, Abbud al-Zummur…). Au terme « intégrisme » en vogue après la Révolution iranienne, l’auteur préférait celui, alors néologisme, d’islamisme, qui marquait mieux selon lui le projet politique au registre religieux des militants ainsi étudiés.
Dans son travail de terrain, G. Kepel insistait sur les différents types de socialisation de l’islamisme en Egypte, sur la « fabrication » d’un islamiste, sur ses références, sur ses cercles, ses ramifications, ses réseaux, son formidable maillage social, sur les ressorts de sa mobilisation, s’attardant naturellement sur l’exécution de « Pharaon », et concluant sur la manière de penser l’altérité, le rapport entre politique et religieux, et les multiples « facettes d’une utopie ».
Trente années plus tard, les Frère Musulmans mais aussi les salafistes remportent des élections libres après la chute de celui qui remplaçait au pouvoir le Raïs assassiné, lorsque le jeune doctorant Gilles Kepel arrivait au Caire.
Trente années après cette première édition devenue un classique des sciences sociales, la relecture d’un texte désormais augmenté d’une préface inédite de l’auteur, mais débarrassé des quelques ajouts qui avaient orné des éditions intermédiaires, nous remémore beaucoup d’éléments qu’il convient de garder à l’esprit.
Cette réédition, surtout, montre ce que l’on peut attendre des sciences sociales. Non pas constituer une boule de cristal qui aurait vocation à prédire ce qui arrivera, ni à quelle date. Non pas des réponses toutes faites, comme autant de recettes, pour des questions déjà posées. Mais bien plutôt une sensibilisation à des tendances, des montées en puissance, des processus, des registres d’action, que l’on avait négligés, mal interprétés ou simplifiés à l’extrême. Une sensibilisation indispensable, qui défriche, surprend, éclaire, de façon souvent contre-intuitive. Pour le jour où…