Syrie : contagion, déstabilisation, engrenage ou "chaos créateur" ?
Retrouver l'ensemble du débat (J-F. DAGUZAN, J-P. FILIU), dans lemonde.fr : Existe-t-il un risque de contagion régionale du conflit syrien ?
Il est naturellement
inconcevable que les événements de Syrie n'aient pas de répercussion sur les
équilibres régionaux du Moyen-Orient. La question porte plutôt sur la nature et
sur l'échelle exactes de ces répercussions. Sans jouer sur les mots, il faudra
distinguer les cas d'un impact limité à l'extension des clivages syriens sur le
voisinage immédiat (la contagion), d'une fragilisation au moins provisoire des
structures et des institutions de la région (la déstabilisation), d'une
interaction à haut risque avec d'autres dossiers régionaux explosifs pouvant
mener à une déflagration majeure (l'engrenage), ou encore d'une remise à plat
possible des équilibres de la zone, pour laquelle on empruntera – une fois
n'est pas coutume – le terme de "chaos créateur", pourtant discrédité
dans les années 2000 par l'usage pour le moins désinvolte qu'en avaient fait
les néoconservateurs.
La prolongation du
conflit et de ses lignes de partage au-delà des frontières syriennes s'est déjà
manifestée au Liban. Depuis les affrontements entre pro et anti-Bachar du
printemps 2012 jusqu'à l'assassinat de Wissam al-Hassan le 19 octobre 2012, le
pays du Cèdre est encore apparu comme le terrain le plus propice à l'extension
des règlements de comptes, à l'exposition des rapports ou démonstrations de
force qui animent son voisin. La présence d'un face à face entre un bloc dominé
par le Hezbollah, allié de Damas, et un camp du 14 mars emmené par Saad Hariri,
soutenu pas l'Arabie Saoudite, facilite cette contagion au sens strict d'une reproduction-extension
des processus. Si l'on fait de cette situation syrienne une lecture
confessionnelle suivant une ligne sunnisme–chiisme, alors l'Irak en premier
lieu, et d'autres pays ensuite (comme Bahreïn), entrent également dans le champ
possible de cette contagion.
Le scénario plus large de
la déstabilisation régionale est différent, qui fait référence à la remise en
cause des politiques menées ou à la caducité des options possibles jusqu'alors.
Israël, on le sait, est déjà embarrassé par la perte de son meilleur ennemi,
devenu réconfortant à force d'être prévisible. La Turquie, qui avait
initialement tenté de sortir Damas de l'ornière où elle s'était enferrée, en
arrive à bombarder des cibles syriennes après des attaques qui ont débordé sur
son territoire : le temps où Ankara visait pour sa politique étrangère une
doctrine de "zéro problème de voisinage" est désormais bien loin.
L'Arabie Saoudite et le Qatar, en fournissant des armes à l'opposition
syrienne, choisissent clairement leur camp et adoptent une posture qui laissera
des traces dans le concert arabe. La Ligue arabe elle-même, qui a suspendu la
Syrie et tenté de promouvoir un plan de paix sans grande chance de succès, se
retrouve confrontée à l'impuissance. Toutes ces politiques sont à revoir.
Le scénario plus intense
encore d'un engrenage destructeur qui rassemblerait, pour les mettre en
résonnance, les différentes pièces d'une machine infernale régionale, n'est pas
à exclure. C'est même ce qui différencie le cas libyen, plus isolé géographiquement,
du cas syrien, situé à l'épicentre des relations interarabes, inter-régionales
et israélo-arabes (voir les analyses d'Aram Nerguizian au CSIS de Washington
sur ce point). En faisant écho, pêle-mêle, à l'imbroglio libanais, aux
fragilités irakiennes, aux exigences de sécurité turques, aux ambitions qatari,
aux lignes rouges saoudiennes, aux clivages entre sunnites et chiites, à la
question de l'islamisme (que l'on retrouve dans l'opposition syrienne), à
l'enjeu de la politique iranienne, de son influence régionale et des limites
acceptables de sa puissance à l'heure où Israël menace d'une guerre préventive
pour empêcher Téhéran d'accéder à l'arme nucléaire, le tout sur fond de
lendemains de soulèvement arabes aux contours encore mal définis, l'abcès
syrien se fait poudrière.
Ce faisant, il met pour
l'instant hors-jeu un acteur trouble-fête à l'origine de nombreux blocages
politiques (le régime baasiste de Damas), et en oblige d'autres à révéler leur
jeu. Il démontre également l'impuissance et les divisions de la communauté
internationale en général et du Conseil de Sécurité des Nations Unies en
particulier, ce qui n'est certes pas original, mais ouvre la voie à des
recompositions. Il pose sans fard la question cynique (mais qui prétendra
sérieusement ne pas y avoir pensé ?) du dilemme entre stabilité des régimes et
soutien à la démocratie, question d'autant plus embarrassante pour nombre
d'acteurs (l'Amérique, l'Europe, Israël...), qu'elle se double d'un autre
dilemme entre régime laïc autoritaire et acteurs religieux radicaux. Le chaos
syrien sera-t-il "créateur" d'une nouvelle donne qui imposera le
traitement de questions pendantes depuis longtemps (on se souvient de la
tentative de rouvrir les négociations israélo-arabes, qui avait suivi la guerre
du Golfe de 1991) ? Ou bien déclenchera-t-il cette
contagion-déstabilisation-engrenage qui menace déjà ?
La contagion et la
déstabilisation ont déjà eu lieu, il faudra y remédier par des reconstructions
de longue haleine. L'engrenage n'est pas encore arrivé à son terme, il faudra
l'éviter par des initiatives fortes. Le chaos créateur reste bien hypothétique,
mais les bases d'une recomposition régionale sont posées.
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