La sociologie militaire française
mérite d’être relancée, à la fois comme spécialité de recherche à explorer, et
comme science sociale à enseigner. La disparition de François GRESLE en 2012
nous a privé d’un militant important de cette cause, qui avait, derrière lui, su
entraîner de nombreux jeunes talents sur cette voie. Mais les éléments d’une
refondation sont aujourd’hui réunis. Ils le sont d’abord grâce à des auteurs nouveaux,
comme Bastien IRONDELLE (La réforme des armées en France. Sociologie de la decision, 2011), pour ne citer que
lui. Ils le sont plus encore depuis la publication des Armées
contemporaines de Jean JOANA, professeur des Universités
en science politique à Montpellier I, à qui l’on doit déjà un numéro spécial de la Revue
Internationale de Politique Comparée sur « La démocratie face aux
relations civils‐militaires »
(mars 2008, vol.15, n° 1 avec M. Smyrl), un programme de recherche sur les
élites impliquées dans la « Révolution des Affaires Militaires » aux Etats‐Unis, et divers ateliers
sur les politiques de défense.
Avec cet ouvrage, Jean JOANA nous
propose un retour aux sources : entre autres, celles de Caforio (The Sociology of the military), Feaver et Kohn (Soldiers and Civilians), Finer (The Man on Horseback), Huntington (The Soldier and the State),
Janowitz (The
Professional Soldier), Lasswell (The Garrison State), Moskos (The American Enlisted Man),
Perlmutter (The
Military and Politics in Modern Times),
Posen (The sources of military doctrine), Stepan (Rethinking Military Politics),
sans oublier les français Bernard
Boëne, Samy Cohen, William Genieys, Bastien Irondelle, Pascal Vennesson…
Ce retour aux sources s’opère en cinq thèmes : 1- la
militarisation de la guerre (ou la gestion croissante de l’activité militaire
par des spécialistes, au sein de l’Etat occidental), 2- l’activité militaire
(ou la spécificité de celle-ci par rapport au reste de la société), 3- le
pouvoir des militaires (par rapport aux dirigeants civils, dans les processus
décisionnel), 4- les interventions en politique des militaires (notamment dans
les pays du Sud, avec une typologie des celles-ci et un éventail d’explications
pour les analyser), 5- Le contrôle démocratique des militaires (ou les moyens
du pouvoir civil démocratique pour garder la maîtrise des affaires militaires
en dépit d’une expertise militaro-militaire qui reste indispensable).
On appréciera d’abord le panorama de la littérature
mobilisée, exposée, expliquée par ce travail (littérature que l’on retrouve dans
la riche bibliographie) : Jean JOANA sort ici la sociologie du ghetto toujours
possible que constituerait un débat entre quelques initiés, déconnecté des
grandes questions de science politique générale. Bien au contraire, l’auteur
relie l’étude des armées et des comportements militaires à la sociologie politique
la plus traditionnelle : en convoquant Aron (pas uniquement sur Clausewitz
mais bien sur les régimes politiques ou les relations internationales), Elias,
Goffman, Hobsbawm, Linz (sur les régimes politiques encore), Mills sur les
élites, O’Donnell sur l’autoritarisme, Rokkan ou Tilly sur la formation de l'Etat,
et Max Weber bien sûr, l’auteur démystifie l’objet militaire. Il le replace
dans la société – ce qui par ailleurs et entre parenthèses pose la question de
la justesse de l’expression « armées et sociétés » : les militaires
seraient-ils par nature en dehors de celle-ci, comme des individus étranges
venus d’ailleurs ?
A plusieurs reprises, au besoin en critiquant (à
juste titre selon nous) des auteurs de référence, Jean JOANA plaide pour une explication
large, englobant les caractéristiques et mécanismes de la société environnante. Il y a certes spécificité du militaire - comme l'apolitisme proclamé des régimes militaires. Mais plutôt qu'à une quelconque étrangeté du militaire, il y a interaction avec l'Etat. Y compris dans sa dimension la
plus en proie aux clichés – le coup d'Etat
– l’action militaire ne s’éclaire pas par ses seuls aspect militaro-militaires,
techniques et tactiques. Mais bien, comme expliqué dans le chapitre 4, par plusieurs
facteurs inhérents à la société elle-même dans laquelle cette intervention
pourra avoir lieu : la dynamique du système politique, les modes de politisation des forces armées, la spécificité politique
d’un régime militaire lorsque celui-ci arrive au pouvoir. En expliquant le fait
militaire par la sociologie de l'Etat qui l’accueille, l’ouvrage fait œuvre utile.
Et de rappeler Charles Tilly (p.211) : les conditions différentes d'apparition de l'Etat ont forcément des conséquences sur les relations entre ses composantes civiles et militaires. On savait le rôle joué par la guerre dans la construction de l'Etat, on a
tendance à oublier le rôle de l'Etat dans la construction d’une armée. Il est à
porter à l’actif de ce livre de nous rappeler, en s’appuyant sur de nombreuses
études de cas classiques, que l’armée en France n’est pas l’armée aux Etats-Unis,
et moins encore en Amérique du Sud dans les années 60, ou en Afrique dans les
années 80. On appréciera à cet égard les efforts pédagogiques de Jean JOANA, ses
tableaux, ses typologies, ses encadrés (sur le coup d'Etat des officiers libres
en Egypte, sur l’Ecole Supérieure de guerre
brésilienne, sur le Mouvement des forces armées au Portugal…).
Ce volume sur les
armées contemporaines se focalise donc essentiellement sur le militaire en politique
dans ses différentes dimensions (relations entre pouvoir civil et pouvoir militaire,
processus décisionnel, exercice du pouvoir, ou contrôle du militaire par le
pouvoir civil), davantage que sur la sociologie pure des militaires en tant que
tels (composition des armées, valeurs des militaires, minorités dans les
armées, femmes soldats…). Ce n’est pas non plus un atlas, ni un annuaire
stratégique qui prendrait chaque armée du monde pour en donner un tableau
chiffré. C’est plutôt le pari, appuyé comme dit plus haut sur un « retour
aux sources », d’une refondation de la sociologie politique du militaire
dans une grande tradition aujourd’hui négligée en France et pourtant importante
dans les sciences sociales internationales. Le pari est sans conteste réussi. L’appel
à la refondation doit maintenant être entendu.
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