P. Grosser, Traiter
avec le diable ? Les vrais enjeux de la diplomatie au XXIe siècle,
Odile jacob, Paris, 2013
Il n’est pas inutile de reprendre la
réflexion sur la fabrique du Diable à l’heure où l’on s’interroge, entre
autres, sur la marge de manœuvre des grandes diplomaties face au problème
syrien, qui met aux prises des acteurs aussi peu engageants les uns que les
autres (« It's hard to keep facing down Middle East Hitlers when there are
no Churchills on the other side », écrivait Thomas Friedman dans le New York Times en septembre 2013). Et
les « diables » de Pierre grosser
sont aussi nombreux que les utilisations qui ont pu en être faites par les puissances
occidentales depuis le début du XXe siècle.
On retrouve d’abord dans cet ouvrage la marque de fabrique
de l’auteur : une puissance de travail qui s’exprime entre autres par
presque 70 pages de notes aussi riches qu’utiles (imposer cela aujourd’hui
à un éditeur grand public compte également parmi les grands enjeux
diplomatiques du XXIe siècle). Les lectures convoquées et
synthétisées ici offrent un large tour d’horizon d’une question pourtant
classique (la perception-construction-réduction de l’autre), éclairant la
réflexion d’une multitude d’exemples, sans naturellement dépasser pour autant
le résumé de Pierre desproges,
rappelé à juste titre par P. Grosser : « l’ennemi est bête. Il croit
que c’est nous l’ennemi alors que c’est lui ».
On trouve ensuite l’illustration de tout ce que peut
apporter l’Histoire lorsqu’elle est intelligemment mobilisée au service d’une
réflexion politique, stratégique et prospective. L’ouvrage part ici de quelques
syndromes célèbres, qui ont pu tour à tour inciter à l’action précipitée
(Munich), ou au contraire paralyser les décideurs (Suez ou le Vietnam), toujours
à partir de simplifications abusives, plaçant au cœur de la réflexion un ennemi
diabolisé. Pierre Grosser quitte alors l’Histoire pour elle-même, et passe au
diagnostic politique, avant d’affronter
le « policy-oriented ». le
constat est d’abord pessimiste : aucune méthode pour « traiter avec
le diable » (la confrontation manichéenne, le containment ou l’engagement) ne s’est avérée définitivement
convaincante, du fait de mécanismes de représentations qui faisaient trop
souvent perdre de vue les mécanismes de la Realpolitik.
Si traiter avec l’ennemi diabolisé est jugé à la fois comme un aveu de
faiblesse et un risque politique inutile voire contre-productif, alors
« que faire ? ». Précédemment incarné par un ennemi héréditaire
ou au moins consacré, le « Diable » est désormais ailleurs, et pas
seulement dans les détails : retardataires, perturbateurs antidémocratiques,
criminels ou barbares. Il donne lieu à une hypothèse intéressante
(p.213) : « le diable, ce sont les restes du XXe siècle », mais
c’est aussi la déliquescence de l'Etat, dans un monde dont il est temps de
reconnaître qu’il ne connaîtra ni la perfection, ni la simplicité, ni les
baguettes magiques, lesquelles ne résident ni dans la chasse à l’homme (de
Geronimo à Ben Laden), ni dans la transformation du Méchant en parfait
libéral-démocrate. Pierre grosser
plaide tout de même pour la diplomatie, sans appeasement mais sans hystérie, et qui parte du bon sens :
faire de la politique étrangère c’est d’abord parler à l’autre et non seulement
à l’interlocuteur que l’on s’est choisi. Il avoue une légère préférence pour le
modèle du containment intelligent,
tel qu’il a pu être parfois mené face à l’Union soviétique, avec son lot
d’engagement, comme la politique de Nixon-Kissinger avec Pékin. « Le
colonialisme, l’impérialisme occidental, le militarisme sont les vrais
diables », écrit-il (p.93) sur la base de Suez et du Vietnam. Mais la
nature multiforme de ce diable aujourd’hui s’impose au fil du livre. Restent quelques
questions bien sûr. En dépit des efforts de certaines diplomaties pour
caricaturer l’ennemi et le construire en un diable unique, l’entreprise
est-elle encore possible aujourd’hui, tant ces diplomaties-là sont obligées de
reconnaître que le terrain libyen n’est pas la Syrie, ni le Mali, l’Afghanistan ?
Par ailleurs, qui sont les diables des diables eux-mêmes ? Si les Etats-Unis
s’imposent comme le point de référence majeur de cette étude sur la
construction de l’ennemi, Moscou et Pékin, le Hezbollah, Radio Mille Collines,
feu Hugo Chavez ou Slobodan Milosevic ne sont pas non plus novices en la
matière. On sait aujourd’hui, au Kremlin, mobiliser contre « l’impérialisme »
géorgien, ou en Chine contre « l’impérialiste » japonais. La montée
en puissance des émergents (déjà bien émergés) va-t-elle réécrire la
construction de l’autre sur la base de nouvelles approches plus axées sur la
longue cuiller que sur la baguette magique ? Auquel cas les inventeur occidentaux
de la Realpolitik seraient finalement battus sur leur propre terrain.
Un ouvrage à lire, incontestablement, avec un coup de
chapeau à son auteur : il n’est pas donné à tout le monde de sortir
vainqueur d’une confrontation de 350 pages avec le Diable.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire