Rôle et posture stratégique
Editorial de la Lettre de l'IRSEM n°7-2013
La sociologie des rôles
(ou la role theory) n’explique certainement pas tout dans les relations
internationales et stratégiques, mais mérite que l’on y revienne pour plusieurs
raisons (voir entre autres M.J. Hindin, "role theory" in G. Ritzer (ed.) The Blackwell Encyclopedia of
Sociology, Blackwell, 2007 ; S. Harnisch, C. Frank, H.W. Maull, Role Theory in international relations,
Taylor & Francis, 2011).
En la résumant
grossièrement, cette approche, issue de la sociologie interniste bien avant de
se pencher sur les affaires mondiales, nous invite à adopter la démarche
suivante : 1- elle insiste sur les comportements et attitudes attendus de la part d’un acteur, en fonction de sa position et de son
statut dans un jeu politique ou social donné. 2- A partir du moment où toute
interaction sociale (nationale ou internationale) produit des attentes
réciproques et des postures pour y répondre, les comportements, les pratiques,
les discours des acteurs sont liés au rôle qu’ils adoptent. 3- Ce rôle procède
à la fois de la stratégie (« je vais prendre telle posture pour asseoir ma
position vis-à-vis des autres »), et de la contrainte : une fois un
rôle instauré, adopté et intégré par un acteur, attendu de surcroît par ses interlocuteurs
ou par des publics, il devient difficile de s’y soustraire.
La question classique
et maintes fois débattue dans l’étude des relations internationales est
donc : les comportements stratégiques de certains acteurs (Etats, mais
aussi acteurs non gouvernementaux,
groupes religieux, milices, etc.) s’expliquent-ils au moins en partie
par le rôle qu’ils souhaitent ou s’imaginent tenir, et que
l’ « on » (amis, ennemis ou partisans) attend d’eux ? Le
piège étant naturellement, pour un acteur, de vouloir coller à un rôle tel
qu’il le perçoit lui-même sans s’apercevoir qu’il est le seul à y croire encore,
ou pire, que ce rôle est devenu contreproductif. Pour l’observateur, il est
plutôt de voir partout des « rôles » quasi-psychanalytiques, et de
sous-estimer ainsi la brutalité des intérêts et des rapports de force, bien
réels.
On voit d’abord comment
l’approche par le rôle diffère de l’approche par l’idéologie : en tenant à
un rôle, l’acteur se comporte dans l’idée d’être fidèle à lui-même ; en
suivant une idéologie, il agit au nom d’un grand dessein, et par solidarité
avec ceux qui pensent comme lui ou partagent les mêmes objectifs. On voit surtout
comment, dans l’étude des comportements stratégiques, cette explication par le
rôle et ses perceptions (perceptions de soi et des autres) s’oppose à la
famille des explications par le calcul de l’intérêt rationnel et cynique.
L’analyse du comportement stratégique par la tenue d’un rôle redonne notamment
à la sociologie des acteurs (et même à leur psychologie) une place que
l’approche rationnelle, au nom de la Realpolitik,
n’accordait pas.
Entre idéologie et
intérêt, l’explication par le rôle ne doit donc pas être sous-estimée. Les
exemples d’applications pratiques de cette interrogation théorique ne manquent
pas. Les Etats-Unis se sont-ils lancés dans les guerres néo-conservatrices du
« grand Moyen-Orient » dans les années 2000 parce qu’ils
poursuivaient l’idéal d’un monde remis à plat à leur image ? Pour tenter
plus cyniquement de consolider leur emprise sur une région stratégique ? Ou
par conviction que leur rôle dans le monde imposait de telles aventures dans un
monde perçu alors comme unipolaire ? Entre une idéologie pour l’heure introuvable
(sauf erreur), et des intérêts commerciaux certes bien compris mais qui
n’expliquent pas tout, peut-on imaginer que l'Allemagne refuse la résolution
1973 sur la Libye, comme elle rejette tout profil interventionniste, parce que
son rôle désormais fixé et assumé, hérité de la tragédie de la Seconde Guerre
mondiale, fait consensus sur le front domestique et permet de militer
ouvertement, à l’extérieur, pour une posture de politique étrangère au profil commercialement
haut et politiquement bas, qui pourrait se faire porte-parole sur cette ligne d’une
clientèle sans doute majoritaire sur ce point en Europe voire au-delà ? La
posture chinoise, dont la composante communiste et tiers-mondiste ne va plus de
soi, est-elle simplement mercantile et en quête de ressources, ou bien traduit-elle
la perception d’un rôle retrouvé d’ancienne puissance mondiale et d’Empire du
milieu ? Lorsque Pékin signifie à ses voisins asiatiques de l’ASEAN que la
Chine est « un grand pays » alors que les autres ne sont que des
petits, cette approche par le rôle gagne un point. Comment, enfin, lire
l’activisme soutenu de la France dans les dossiers internationaux récents, de
la Côte d’Ivoire à la Syrie, à la lumière de cette théorie des rôles ? La
France se perçoit-elle comme puissance responsable obligée de par son
statut et sa légitimité de membre permanent du Conseil de Sécurité,
d’intervenir politiquement voire militairement sur une vaste palette
d’enjeux ? Se perçoit-elle comme celle qui doit dire « non »
pour tenir son rôle et son rang (non à l’aventure irakienne hier, au
massacre de Benghazi, au contrôle de l’intégralité du Mali par les groupes
jihadistes, à l’usage d’armes chimiques sur des populations civiles en Syrie,
mais aussi à l’accord nucléaire iranien…) ? Cette approche a sans aucun
doute ses limites et parfois ses caricatures, mais admettons que les multiples
essais sur les revirements idéologiques supposés ou sur les intérêts
néocoloniaux, sont rarement plus fins…
La vérité n’est jamais
dans un seul de ces trois pôles (rôle – idéologie – intérêt) mais toujours
éparpillée, au gré des organigrammes, entre les convictions divergentes de
décideurs multiples, finalement arbitrées (ou pas) par le plus haut niveau de
l’exécutif. Et de nombreuses questions restent en suspens. En premier lieu, ces
trois clefs peuvent-elles se combiner ou sont-elles irrémédiablement
antagonistes ? Il n’est pas interdit de penser que la France, en
s’accrochant à un rôle, peut réconcilier valeurs et intérêts (en l’occurrence
la défense d’une posture qui lui confère une légitimité pour siéger toujours
comme membre permanent au Conseil de Sécurité). Par ailleurs, l’une de ces
clefs du comportement stratégique s’impose-t-elle globalement dans le monde
actuel ? observe-t-on plutôt
des cultures différentes, propres à des zones ou à des Etats (une Europe en quête
de rôle normatif et civil, une Amérique messianique, un monde non occidental davantage
guidé par l’intérêt brut…) ?
Parmi les penseurs on conseillers de l’action extérieure, les partisans du
rôle revendiquent généralement un rang ou une « exception » ; les partisans d’une idéologie revendiquent une
« vision » ; les
partisans du réalisme s’estiment seuls à revendiquer une stratégie digne de ce nom. Le débat est ouvert, mais la
redécouverte du rôle mérite l’attention, aussi bien pour les marges de manœuvre
qu’il dégage, que pour les pièges qu’il tend et les contraintes qu’il impose.
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