B. Badie, Le temps des
humiliés. Pathologie des relations internationales, Odile Jacob, Paris,
2014
retrouvez les autres notes de lecture dans la Lettre de l'Irsem n°2-2014
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Fidèle à sa lecture sociologique des relations
internationales, Bertrand Badie fait de l’humiliation une clef de compréhension
fondamentale du système international. Humiliation omniprésente dans
l’histoire, principalement modelée au prisme du phénomène colonial, et
aujourd’hui génératrice de dysfonctionnements dangereux car appelant en retour
un « anti-système » nourri de fondamentalisme, de néo-nationalisme,
en tout cas de contestation au besoin violente. Humiliation, surtout, dont
l’auteur offre une typologie, nous expliquant pourquoi elle fait désormais
système. L’humiliation internationale est définie ici comme « toute
prescription autoritaire d’un statut inférieur à celui souhaité et non conforme
aux normes énoncées » (p.13). Supériorité construite et imposée à l’autre,
statut et usage du statut, sont au centre de cette analyse, qui présente
l’humiliation comme bien plus qu’une simple perception psychologique, mais
comme un ressort fondamental des relations internationales. A l’heure où les
nationalismes resurgissent, où les sociétés s’expriment et où les institutions
internationales se fissurent, cette question devient structurante. Dans son
diagnostic, Bertrand Badie voit quatre types principaux d’humiliation, chacun
déclinant différemment ses effets selon qu’il est exercé dans un système
international structuré ou non structuré.
L’humiliation par rabaissement d’abord, qui impose au vaincu
une réduction brutale de son statut de puissance (de la défaite de la Prusse à
Iena en 1806 jusqu’au traitement de la Russie après 1990 ou de l’Iran
aujourd’hui). L’humiliation par déni d’égalité ensuite, qui n’ouvre la vie
internationale à l’autre que par la petite porte, en tant que vassal ou au
mieux qu’assisté. L’humiliation par la relégation, qui vise à faire descendre
l’autre en « deuxième division » : on retrouve là l’idée déjà
explorée par l’auteur d’une diplomatie de club, qui ne reconnaît pas aux non
membres le statut d’interlocuteurs à part entière, sinon comme invités
provisoires (au G20 par exemple), ou sur un strapontin (aux Nations Unies).
Enfin, l’humiliation par stigmatisation, qui dénonce l’autre comme déviant,
refusant en quelque sorte de reconnaître son comportement comme une stratégie
réaliste ou cynique, la caricaturant plutôt comme provocation dangereuse, parce
qu’irresponsable, délibérément destructrice ou irrationnelle.
Ces humiliations laissent des traces : elles forgent
des leaders contestataires qui n’oublient pas les traitements subis (voir les
portraits de John Kotelawala, Ho Chi Minh et bien d’autres, p.108 et sqq.). Elles
développent aussi leurs réseaux, qui tissent d’étranges correspondances, à
partir notamment d’institutions universitaires (comme le MIT de Boston, p.161
et sqq.). Elles provoquent des réactions, parties des sociétés souvent,
récupérées parfois par des gouvernants nationalistes ou populistes. Elles dérèglent
donc le système international, par défaut d’intégration conduisant à la
déviance, tout comme on l’a déjà observé depuis longtemps à l’échelle de la
sociologie interne. Il est donc temps, nous prévient l’auteur, de mettre en
place une politique étrangère en mesure de mettre fin à cette dérive. Une
politique étrangère qui serait fondée sur l’altérité admise, qui serait sociale
au sens où l’objectif est bien l'intégration de 7 milliards d’êtres humains,
qui retrouverait enfin le chemin du multilatéralisme.
L’humiliation, qu’on ne s’y trompe pas, n’est pas l’apanage
de « l’Occident ». On se souvient de Pékin, affirmant aux membres de
l’ASEAN en 2010 que « la Chine est un grand pays, et les autres pays sont de
petits pays ». On se souvient de Vladimir Poutine expliquant à ses invités
américains, quelques années avant les événements de 2014 mais dans le droit fil
de la doctrine de souveraineté limitée,
que « l’Ukraine, c’est à nous […] ne l’oubliez pas ». Mais il y a bien derrière, une réaction, des
enjeux de statut et de reconnaissance. Pékin n’oublie pas les humiliations
subies lors des traités inégaux.
Vladimir Poutine ne voit sans doute pas (de son point de vue certes
contestable) pourquoi l'Union Européenne et Washington se permettent à Kiev ce
qu’ils se garderaient bien de faire à Taipei. En érigeant l’humiliation à la
fois comme effet de système et comme structurant d’un anti-système, Bertrand
Badie nous rappelle que le temps des
monstres froids détenteurs du monopole du jeu international est terminé,
qu’avec les sociétés ce sont les valeurs, les comportements et les attitudes
qui reviennent, et que du Kosovo à Sébastopol (ou de Nankin à la Mer de Chine
du Sud, entre bien d’autres exemples), on est toujours l’humilié de quelqu’un.