Il y a
maintenant plus de vingt ans dans la revue Foreign Affairs (Eté 1993, Vol. 72, N°3), Samuel
Huntington signait son célèbre article sur le choc des civilisations, lançant
ainsi une polémique durable. Le simplisme de sa vision, le flou du concept de
civilisation sous sa plume (lequel prenait tour à tour le visage d'une
alliance, d'une religion, d'une zone géographique ou parfois d'un État isolé -
comme le Japon), les erreurs politique qu’il a justifiées, ont peu à peu
marginalisé ce travail dans le monde académique (dont Huntington est pourtant
issu). Mais nullement dans le débat public, où cet idiome resurgit presque
chaque fois qu'une dimension religieuse ou ethnique transparaît dans un
conflit. Rééditées après le 11 septembre 2001 (et présentées comme
'annonciatrices' des attentats), les thèses huntingtoniennes ont depuis été
convoquées régulièrement. Il n'en reste pourtant rien à la lumière de
l'actualité récente.
Les guerres à
venir, nous disait Huntington, mettront aux prises des « civilisations »,
identités, cultures rivales, que rien ne peut plus amener à coexister, et qui
voudront s'exclure mutuellement jusqu'à annihilation de l'autre. Il faudrait
une singulière mauvaise foi aujourd’hui pour qualifier de choc de civilisations
les rivalités entre sunnites et chi'ites au Moyen-Orient, ou la situation dans
l'est de l'Ukraine. Ces situations opposent en effet des acteurs que le
politologue américain classait jadis dans la même "case"
civilisationnelle : le monde "islamique" pour les uns,
"slave-orthodoxe" pour les autres. Passons sur les conflits
africains, dont les protagonistes sont situés sur un continent qu'Huntington
hésitait même à qualifier de civilisation. C'est bien au contraire la proximité
culturelle de ces acteurs qui frappe, et la dimension proprement politique de
leurs affrontements qui prévaut.
La grande menace
qui pèse sur l'Occident, nous disait-on encore, résiderait dans une possible
alliance "islamo-confucéenne", c'est-à-dire entre la Chine et le
monde musulman. La situation dans le Xinjiang, pour dire le moins, n'en est pas
annonciatrice. Le salut face à cette conjuration, promettait-on, était dans amarrage
plus fort au sein de la « civilisation occidentale », des pays
charnières situés inconfortablement aux confins de ces mondes, comme la Turquie,
qui nous appelleraient à leur secours. La rhétorique actuelle du président Erdogan
ne va pas tout à fait dans ce sens.
Si l'apocalypse
d'une grande guerre civilisationnelle n'a pas eu lieu, on aurait tort néanmoins
de se contenter de savourer la caducité des théories d'Huntington. Car les
défis auxquels nous sommes confrontés sont plus complexes encore que cette
carte des civilisations dont le mérite (qui a fait son succès) était d'être
accessible à la compréhension de tous, y compris des moins informés.
Nous découvrons désormais
un phénomène que l'on pourrait résumer en le qualifiant de révisionnisme régional, et qui touche plusieurs zones de la
planète. Quelles en sont les caractéristiques ? En premier lieu, des acteurs
aux identités proches et ayant autrefois coexisté, revendiquent ou imposent au
nom de l'histoire la révision des frontières actuelles. En Crimée, l’annexion
russe viendrait ainsi sanctionner un droit historique bafoué provisoirement par
les errements d’une période soviétique. Dans l’est de l’Ukraine, sans annexion
toutefois, on avance également les droits de populations russophones. beaucoup plus loin en Mer de Chine du Sud, les
revendications territoriales (notamment chinoises) et l’invocation de
l’histoire, servent cette fois à contester des frontières maritimes. En Irak et
en Syrie, c’est un mouvement armé se revendiquant d’une religion, et non plus
un Etat, qui raye les frontières actuelles au nom d’un « Califat », dans une allusion historique là
encore.
Ces tensions –
c’est le deuxième point – n’ont rien de « civilisationnel », car on
peinerait à qualifier ainsi les ruptures entre sunnites et chi’ites, entre Kiev
et Moscou, en Pékin et Taipei (ou même d’autres capitales voisines, comme
Manille ou Hanoï). Tout au plus pourrait-on plaider un choc entre civilisations
confucéenne et japonaise sur les îles Diaoyu / Senkaku, mais admettons qu’on
s’éloignerait fort de l’esprit principal des écrits d’Huntington…
Surtout, ces conflits,
ces revendications, les acteurs qui les expriment, remettent en cause les
frontières et contestent ainsi un droit international réduit à un héritage passé
jugé illégitime, tandis que les acteurs qui l’avaient imposé ont disparu, ou
sont jugés en déclin. Il s’agit donc d’un mouvement révisionniste, d’origine étatique
ou non étatique. Etatique, lorsque l’on bafoue les frontières européennes ukrainiennes
ou lorsque l’on rejette la lecture classique de la convention de Montego Bay en
Asie. Non étatique, avec le caractère transnational des jihadistes au Sahel à
partir du sud de la Libye, avec Daesh en Irak/Syrie, avec les dépassements
frontaliers des shebab somaliens, ou ceux de Boko Haram à partir du Nigéria.
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