dimanche 31 mai 2015

Questions sur la puissance militaire française


Extrait de Questions Internationales, n°73 - juin 2015




En ce début de millénaire, les questions sur la puissance française sont nombreuses. Hantée par le déclin si l’on en croit la morosité des essais publiés dans l’hexagone, la France (au moins sa composante éditoriale…) remet en cause aussi bien son identité, son modèle social et d’intégration, sa viabilité économique, que sa place dans le monde et sa capacité à y jouer un rôle.[1] Remet-elle également en cause sa puissance militaire, à l’heure où celle-ci est saluée par l’allié américain pour son volontarisme, et remarquée ailleurs pour son savoir-faire ? La réalité de la puissance française en 2015 est en effet ambigüe. la France compte désormais parmi les puissances militaires les plus interventionnistes de la planète, mais l’avenir de ses capacités inquiète à l’heure des restrictions budgétaires. Elle conserve une marge de manœuvre enviable, mais pas nécessairement dans les zones où le besoin s’en fera sentir.

1- Etat des lieux : une puissance interventionniste


La France est une puissance militaire de premier ordre, et toute négation de cet état de fait tient davantage de la spéculation intellectuelle ou de la quête de visibilité médiatique, que du constat objectif. Elle fait d’abord partie du club nucléaire, avec un arsenal que le président de la République a récemment confirmé publiquement (à Istres, le 19 février 2015) : « moins de 300 » têtes nucléaires, 3 lots de 16 missiles pour les sous-marins nucléaires, 54 missiles ASMP-A. Elle dispose ensuite d’un budget classé cinquième mondial en 2013[2] (hors gendarmerie) par le SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute), institut qui fait référence en la matière. Les ressources totales pour 2015 sont annoncées à 31,4 milliards d’euros par le ministère de la défense (1.55% du PIB en 2014, toujours hors gendarmerie). Au moment de la rédaction du Livre Blanc de 2013 sur la défense et la sécurité nationales, les effectifs militaires français étaient d’un peu moins de 300.000 personnes dont environ 230.000 militaires, chiffres prévus à la baisse avec une réduction annoncée de 24.000 postes (en plus des 54.000 annoncés en 2008), mais cette réduction fut en partie remise en cause après les attentats parisiens de janvier 2015. Début 2015, 12.000 soldats étaient engagés dans les forces pré-positionnées,[3] et 10.200 en opérations extérieures.[4] La France fait également partie des grandes nations industrielles en matière d’armement, avec un spectre de production large, et une place parmi les tous premiers exportateurs.

Une posture interventionniste


Aligner longuement ici des chiffres qui varient régulièrement, font l’objet de modes calculs variés, et donnent lieu à des classements parfois peu significatifs, n’aurait pas grand sens. Constatons en revanche que cet outil militaire français a été amplement sollicité dans les cinq dernières années, en dépit des prévisions pessimistes dans le débat public, qui annonçaient chaque fois que l’intervention en cours serait la dernière du genre, faute de moyens. Depuis 2011 (outre la contribution du dispositif Licorne à la régularisation de la situation en Côte d’Ivoire, soldée par l’arrestation de Laurent Gbagbo en avril 2011), les forces françaises ont été mobilisées pour plusieurs opérations d’envergure. En Libye d’abord, avec l’opération Harmattan déclenchée le 19 mars de la même année pour empêcher la destruction de la ville de Benghazi par le colonel Kadhafi, finalement destitué et tué dans la guerre civile qui a touché le pays. Les opérations aériennes, menées notamment avec le Royaume-Uni et les Etats-Unis dans le cadre de l’OTAN, ont été sur le moment qualifiées de succès militaire. Elles ont mobilisé, au plus fort de l'intervention, 4.200 militaires, plus de 40 avions, 20 hélicoptères, et des bâtiments de combat dont le porte-avions Charles-de-Gaulle. Au mali ensuite, où l’opération Serval lancée en janvier 2013 (4.500 hommes mobilisés à la fin de l’année) pour repousser une offensive des groupes islamistes qui avaient pris le contrôle du nord du pays, a engagé durablement la France (c’est toujours le cas à l’heure où nous écrivons ces lignes). En décembre 2013, c’est la Centrafrique qui fut le théâtre de l’opération Sangaris, déclenchée pour stabiliser un pays en proie à un risque de génocide dans un contexte de guerre civile. Les effectifs sont montés à 2.000 hommes début 2014. Depuis septembre 2014, la France participe également à la lutte contre l’Etat Islamique en Irak (opération Chammal), qui a nécessité début 2015 l’envoi du porte-avion Charles de Gaulle.

Les fortunes diverses et la pertinence de ces opérations, pour l’essentiel toujours en cours, peuvent sans doute être discutées, notamment dans le cas libyen qui a donné lieu à la situation chaotique que l’on sait. Elles conduisent néanmoins à un constat : ces opérations ont fait de la France, après un retournement de situation remarquable pour qui se souvient de l’opposition chiraquienne à la guerre irakienne en 2003, la puissance de l’alliance atlantique la plus interventionniste. Entamée sous Nicolas Sarkozy avec l’opération libyenne, cette posture s’est perpétuée sous François Hollande. Aux opérations effectivement menées, il convient d’ajouter la posture volontariste  de la France sur la situation syrienne, qui avait conduit Paris, à l’été 2013, à soutenir des frappes contre le régime syrien, avant de devoir y renoncer du fait des réticences britanniques et surtout américaines. Depuis 2014, la dégradation de la situation libyenne a conduit à plusieurs reprises le ministre de la défense Jean-yves Le Drian à envisager une nouvelle intervention dans le sud libyen.

Les conséquences duales de l’activisme militaire français


Incontestablement, ces opérations ont valu à la France un regain de reconnaissance chez ses principaux alliés atlantiques, à commencer par les Etats-Unis. Outre l’appui immédiat de Washington à l’opération malienne dès janvier 2013 (avec un soutien en matière de renseignement, de transport aérien et de ravitaillement en vol), le débat stratégique américain a salué à plusieurs reprises la détermination politique française, son effort militaire à l’heure où la plupart des européens (y compris les britanniques) baissent leurs dépenses de défense, et plus généralement le savoir-faire d’une armée française jugé « incomparable » en afrique. Des louanges du Secrétaire à la défense Leon Panetta en 2013 après l'intervention au Mali, jusqu’à ceux de la Secrétaire d’Etat adjointe pour l’Afrique Linda Thomas-Greenfield, ou de la porte-parole adjointe du département d'État Marie Harf (qui a avoqué « le puissant leadership de la France »), après l'intervention en Centrafrique, les élites politiques américaines ont souligné dans leur grande majorité le rôle central de l’allié français. En septembre 2014, après la décision française de participer en Irak à la lutte contre l’Etat Islamique, c’est le président américain Barack Obama lui-même qui évoquait « l'un de nos alliés les plus anciens et les plus proches », et « un partenaire solide contre le terrorisme ».

Plus généralement, l’opération Sangaris au Mali a suscité des commentaires élogieux sur la précision de l’action, la rapidité de la prise de décision et de sa  mise en œuvre grâce à une chaîne de commandement efficace. Jusqu’à Pékin même, on méditait sur les leçons à tirer de ce savoir-faire français, qui allait encourager la Chine à proposer l’envoi de 500 casques bleus auprès de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies, pour l’observer de plus près. Si les responsables militaires des grands pays partenaires (notamment américains) n’étaient pas surpris outre mesure par les qualités de l’armée française à force de travailler avec elle depuis longtemps des Balkans jusqu’en Afghanistan, de nombreuses sphères civiles, comme les think tanks de Washington, découvraient soudain les compétences d’un allié autrefois réputé difficile. De la même manière les cercles d’experts anglo-saxons commentent désormais régulièrement les actions militaires de la France (voir les expertises d’Oxford Analytica en Grande-Bretagne, ou les revues de presse de la pourtant très conservatrice foreign policy Initiative aux Etats-Unis), ainsi que son industrie militaire (voir la lettre régulière de Defense News, qui titrait même en mars 2015 « France Displaces Britain as Key US Military Ally – la France remplace la Grande-Bretagne comme allié clef des Etats-Unis).

Mais cette reconnaissance pose également d’autres questions. En premier lieu, elle place la France en première ligne de la lutte anti-terroriste auprès des Etats-Unis, ce qui change considérablement la donne après une ère chiraquienne qui affichait une posture plus critique, et donc supposément plus appréciée dans les pays du Sud. D’autant que l’interventionnisme militaire de Paris semble accompagner une position plus dure politiquement, par laquelle la France, par exemple, va bien au-delà de Washington dans l’exigence des termes de la négociation sur le nucléaire iranien. Si l’admiration du président Obama pour les actions au Mali ou contre Daech est flatteuse, le « Vive la France ! » du Républicain John McCain qui félicite Paris pour avoir « bloqué » les négociations avec Téhéran en novembre 2013, fut moins célébré. La visite de hauts responsables israéliens en France en mars 2015 pour tenter d’obtenir de Paris, toujours sur le dossier iranien, un soutien que l’on n’attend plus guère de Washington au plus fort de sa brouille avec l'Etat hébreu, n’a pas fait non plus que des heureux. En d’autres termes, le débat public s’est interrogé à plusieurs reprises sur le fait de savoir si les démonstrations militaires françaises récentes étaient l’instrument d’un regain de marge de manœuvre et de souveraineté, ou si elles témoignaient d’une réorientation parfois jugée « néo-conservatrice » de sa politique étrangère.

Ce débat est difficile à trancher tant l'intervention militaire est propice, en règle générale, au déclenchement d’accusations politiques multiples (néo-conservatisme, néo-colonialisme, gesticulation militaire…). Un autre débat, en revanche, est autrement plus concret, qui insiste sur le fossé qui semble se faire jour entre l’ampleur de l’ambition militaire affichée, et la difficulté de déployer les moyens financiers, donc matériels et humains, qui permettraient de la soutenir.

2- interrogations prospectives : situation militaire française et avenir de la guerre

Lire la suite dans Questions Internationales, n°73 - juin 2015

[1] Voir à cet égard, pêle-mêle, des auteurs aussi divers que Nicolas Baverez, Alain Minc, Laurent Obertone, Eric Zemmour…
[2] Après Etats-Unis, Chine, Russie, Arabie Saoudite et devant le Royaume-Uni.
[3] Voir la carte de l’état-major des armées : http://www.defense.gouv.fr/ema/rubriques-complementaires/carte-des-forces-prepositionnees
[4] Dont plus de 3.000 dans la bande sahélo-saharienne autour de l’opération Barkhane, plus de 2.000 en afrique centrale, presque 3.000 dans l’Océan indien, 900 au Liban, 600 en Irak. Voir http://www.defense.gouv.fr/operations/rubriques_complementaires/carte-des-operations-exterieures
[5] Entretiens de l’auteur avec des responsables chinois.

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