Extrait de Questions Internationales, n°73 - juin 2015
En ce début de
millénaire, les questions sur la puissance française sont nombreuses. Hantée
par le déclin si l’on en croit la morosité des essais publiés dans l’hexagone, la
France (au moins sa composante éditoriale…) remet en cause aussi bien son
identité, son modèle social et d’intégration, sa viabilité économique, que sa
place dans le monde et sa capacité à y jouer un rôle.[1]
Remet-elle également en cause sa puissance militaire, à l’heure où
celle-ci est saluée par l’allié américain pour son volontarisme, et remarquée
ailleurs pour son savoir-faire ? La réalité de la puissance française en
2015 est en effet ambigüe. la
France compte désormais parmi les puissances militaires les plus
interventionnistes de la planète, mais l’avenir de ses capacités inquiète à
l’heure des restrictions budgétaires. Elle conserve une marge de manœuvre
enviable, mais pas nécessairement dans les zones où le besoin s’en fera sentir.
1- Etat des lieux : une puissance interventionniste
La France est une
puissance militaire de premier ordre, et toute négation de cet état de fait
tient davantage de la spéculation intellectuelle ou de la quête de visibilité
médiatique, que du constat objectif. Elle fait d’abord partie du club
nucléaire, avec un arsenal que le président
de la République a récemment confirmé publiquement (à Istres, le 19 février
2015) : « moins de 300 » têtes nucléaires, 3 lots de 16
missiles pour les sous-marins nucléaires, 54 missiles ASMP-A. Elle dispose
ensuite d’un budget classé cinquième mondial en 2013[2] (hors
gendarmerie) par le SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute),
institut qui fait référence en la matière. Les ressources totales pour 2015
sont annoncées à 31,4 milliards d’euros par le ministère de la défense (1.55%
du PIB en 2014, toujours hors gendarmerie). Au moment de la rédaction du Livre
Blanc de 2013 sur la défense et la sécurité nationales, les effectifs
militaires français étaient d’un peu moins de 300.000 personnes dont environ 230.000
militaires, chiffres prévus à la baisse avec une réduction annoncée de 24.000
postes (en plus des 54.000 annoncés en 2008), mais cette réduction fut en
partie remise en cause après les attentats parisiens de janvier 2015. Début 2015,
12.000 soldats étaient engagés dans les forces pré-positionnées,[3] et
10.200 en opérations extérieures.[4] La
France fait également partie des grandes nations industrielles en matière
d’armement, avec un spectre de production large, et une place parmi les tous
premiers exportateurs.
Une posture interventionniste
Aligner longuement ici des chiffres qui varient
régulièrement, font l’objet de modes calculs variés, et donnent lieu à des
classements parfois peu significatifs, n’aurait pas grand sens. Constatons en
revanche que cet outil militaire français a été amplement sollicité dans les
cinq dernières années, en dépit des prévisions pessimistes dans le débat
public, qui annonçaient chaque fois que l’intervention en cours serait la
dernière du genre, faute de moyens. Depuis 2011 (outre la contribution du
dispositif Licorne à la régularisation de la situation en Côte d’Ivoire, soldée
par l’arrestation de Laurent Gbagbo en avril 2011), les forces françaises ont
été mobilisées pour plusieurs opérations d’envergure. En Libye d’abord, avec
l’opération Harmattan déclenchée le 19 mars de la même année pour empêcher la
destruction de la ville de Benghazi par le colonel Kadhafi, finalement destitué
et tué dans la guerre civile qui a touché le pays. Les opérations aériennes,
menées notamment avec le Royaume-Uni et les Etats-Unis dans le cadre de l’OTAN,
ont été sur le moment qualifiées de succès militaire. Elles ont mobilisé, au
plus fort de l'intervention, 4.200 militaires, plus
de 40 avions, 20 hélicoptères, et des bâtiments de combat dont le porte-avions Charles-de-Gaulle. Au mali ensuite, où l’opération Serval
lancée en janvier 2013 (4.500 hommes mobilisés à la fin de l’année) pour
repousser une offensive des groupes islamistes qui avaient pris le contrôle du
nord du pays, a engagé durablement la France (c’est toujours le cas à l’heure
où nous écrivons ces lignes). En décembre 2013, c’est la Centrafrique qui fut
le théâtre de l’opération Sangaris, déclenchée pour stabiliser un pays en proie
à un risque de génocide dans un contexte de guerre civile. Les effectifs sont
montés à 2.000 hommes début 2014. Depuis septembre 2014, la France participe
également à la lutte contre l’Etat Islamique en Irak (opération Chammal), qui a
nécessité début 2015 l’envoi du porte-avion Charles de Gaulle.
Les fortunes diverses et la pertinence de ces opérations,
pour l’essentiel toujours en cours, peuvent sans doute être discutées,
notamment dans le cas libyen qui a donné lieu à la situation chaotique que l’on
sait. Elles conduisent néanmoins à un constat : ces opérations ont fait de
la France, après un retournement de situation remarquable pour qui se souvient
de l’opposition chiraquienne à la guerre irakienne en 2003, la puissance de
l’alliance atlantique la plus interventionniste. Entamée sous Nicolas Sarkozy avec
l’opération libyenne, cette posture s’est perpétuée sous François Hollande. Aux
opérations effectivement menées, il convient d’ajouter la posture volontariste de la France sur la situation syrienne, qui
avait conduit Paris, à l’été 2013, à soutenir des frappes contre le régime
syrien, avant de devoir y renoncer du fait des réticences britanniques et
surtout américaines. Depuis 2014, la dégradation de la situation libyenne a
conduit à plusieurs reprises le ministre de la défense Jean-yves
Le Drian à envisager une nouvelle intervention dans le sud libyen.
Les conséquences duales de l’activisme militaire français
Incontestablement,
ces opérations ont valu à la France un regain de reconnaissance chez ses
principaux alliés atlantiques, à commencer par les Etats-Unis. Outre l’appui
immédiat de Washington à l’opération malienne dès janvier 2013 (avec un soutien
en matière de renseignement, de transport aérien et de ravitaillement en vol),
le débat stratégique américain a salué à plusieurs reprises la détermination
politique française, son effort militaire à l’heure où la plupart des européens (y compris les britanniques) baissent leurs dépenses
de défense, et plus généralement le savoir-faire d’une armée française jugé
« incomparable » en afrique.
Des louanges du Secrétaire à la défense
Leon Panetta en 2013 après l'intervention au Mali, jusqu’à ceux de la
Secrétaire d’Etat adjointe pour l’Afrique Linda Thomas-Greenfield, ou de
la porte-parole adjointe du département d'État Marie Harf (qui a avoqué
« le puissant leadership de la France »), après l'intervention en
Centrafrique, les élites politiques américaines ont souligné dans leur grande
majorité le rôle central de l’allié français. En septembre 2014, après la
décision française de participer en Irak à la lutte contre l’Etat Islamique, c’est
le président américain Barack Obama lui-même qui évoquait « l'un de nos
alliés les plus anciens et les plus proches », et « un partenaire
solide contre le terrorisme ».
Plus généralement, l’opération Sangaris au Mali a suscité
des commentaires élogieux sur la précision de l’action, la rapidité de la prise
de décision et de sa mise en œuvre grâce
à une chaîne de commandement efficace. Jusqu’à Pékin même, on méditait sur les
leçons à tirer de ce savoir-faire français, qui
allait encourager la Chine à proposer l’envoi de 500 casques bleus auprès de la
Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies, pour l’observer de plus
près. Si les responsables militaires des grands pays partenaires (notamment
américains) n’étaient pas surpris outre mesure par les qualités de l’armée
française à force de travailler avec elle depuis longtemps des Balkans jusqu’en
Afghanistan, de nombreuses sphères civiles, comme les think tanks de Washington,
découvraient soudain les compétences d’un allié autrefois réputé difficile. De
la même manière les cercles d’experts anglo-saxons commentent désormais
régulièrement les actions militaires de la France (voir les expertises d’Oxford Analytica en Grande-Bretagne, ou les
revues de presse de la pourtant très conservatrice foreign policy Initiative aux Etats-Unis), ainsi
que son industrie militaire (voir la lettre régulière de Defense News, qui titrait même en mars 2015 « France Displaces
Britain as Key US Military Ally – la France remplace la Grande-Bretagne comme
allié clef des Etats-Unis).
Mais cette reconnaissance pose également d’autres questions.
En premier lieu, elle place la France en première ligne de la lutte
anti-terroriste auprès des Etats-Unis, ce qui change considérablement la donne
après une ère chiraquienne qui affichait une posture plus critique, et donc
supposément plus appréciée dans les pays du Sud. D’autant que
l’interventionnisme militaire de Paris semble accompagner une position plus
dure politiquement, par laquelle la France, par exemple, va bien au-delà de Washington
dans l’exigence des termes de la négociation sur le nucléaire iranien. Si
l’admiration du président Obama pour les actions au Mali ou contre Daech est
flatteuse, le « Vive la France ! » du Républicain John McCain
qui félicite Paris pour avoir « bloqué » les négociations avec
Téhéran en novembre 2013, fut moins célébré. La visite de hauts responsables
israéliens en France en mars 2015 pour tenter d’obtenir de Paris, toujours sur
le dossier iranien, un soutien que l’on n’attend plus guère de Washington au
plus fort de sa brouille avec l'Etat hébreu, n’a pas fait non plus que des
heureux. En d’autres termes, le débat public s’est interrogé à plusieurs
reprises sur le fait de savoir si les démonstrations militaires françaises
récentes étaient l’instrument d’un regain de marge de manœuvre et de
souveraineté, ou si elles témoignaient d’une réorientation parfois jugée
« néo-conservatrice » de sa politique étrangère.
Ce débat est difficile à trancher tant l'intervention
militaire est propice, en règle générale, au déclenchement d’accusations
politiques multiples (néo-conservatisme, néo-colonialisme, gesticulation
militaire…). Un autre débat, en revanche, est autrement plus concret, qui
insiste sur le fossé qui semble se faire jour entre l’ampleur de l’ambition
militaire affichée, et la difficulté de déployer les moyens financiers, donc
matériels et humains, qui permettraient de la soutenir.
2- interrogations prospectives : situation militaire française et avenir de la guerre
Lire la suite dans Questions Internationales, n°73 - juin 2015
[1] Voir
à cet égard, pêle-mêle, des auteurs aussi divers que Nicolas Baverez, Alain
Minc, Laurent Obertone, Eric Zemmour…
[2] Après
Etats-Unis, Chine, Russie, Arabie Saoudite et devant le Royaume-Uni.
[3] Voir
la carte de l’état-major des armées : http://www.defense.gouv.fr/ema/rubriques-complementaires/carte-des-forces-prepositionnees
[4] Dont
plus de 3.000 dans la bande sahélo-saharienne autour de l’opération Barkhane,
plus de 2.000 en afrique
centrale, presque 3.000 dans l’Océan indien, 900 au Liban, 600 en Irak. Voir http://www.defense.gouv.fr/operations/rubriques_complementaires/carte-des-operations-exterieures
[5] Entretiens
de l’auteur avec des responsables chinois.
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