Tiré d’une intervention
au colloque « Repenser
les relations internationales après les révolutions arabes », beyrouth, USJ, 15-16 avril 2016.
La séquence des soulèvements arabes (depuis 2011) s'inscrit dans un
enchaînement historique qui aura laissé les acteurs extérieurs aussi bien que les
principales puissances régionales démunis devant un certain nombre de ruptures
non prévues.
La fin de la bipolarité fut la
première d’entre elles, qui priva les récits politiques de cadre
explicatif sur les enjeux régionaux (même si ces récits étaient peu convaincants).
Il y eut ensuite l'échec
du processus de paix après 1995, qui
révéla la revanche des enjeux sur les volontés politiques : les
Etats-Unis, notamment, ont tenté d’imposer un agenda pour la paix. Mais les
thèmes écartés (comme la question du retour des réfugiés) sont revenus au
galop, les méfiances des acteurs et les réticences des sociétés ont fait le
reste. En parallèle, l'échec de Barcelone
en 1995 à accompagner un processus… sans plus de processus, consacra
l'impuissance de l'Europe à peser encore dans les tragédies méditerranéennes. La tentative de l’Union pour la Méditerranée après 2008 aura le même
destin. Après les attentats de septembre 2001, suivis par deux
guerres américaines dans le "grand Moyen Orient", c’est la première
puissance militaire mondiale qui se montre impuissante à réguler la zone, où
elle s’enlise même. Lorsque surviennent les "printemps arabes", les
diplomaties n’ont plus de boussole. Accompagnés de nombreux faux débats mais
aussi de vraies pertes de repères,
les soulèvements et leurs conséquences imposent de repenser la région, comme la pratique de la politique internationale.
Les faux débats
Plutôt que de s’interroger sur le bilan de relations bilatérales trop
étroites avec des régimes qui prétendaient au monopole de la représentation de
sociétés en réalité en pleine diversification, plutôt que de questionner cette absence de dialogue avec les sociétés
civiles (dialogue auquel des diplomaties démocratiques renonçaient souvent à la
demande des régimes autoritaires eux-mêmes), plutôt que de remettre en cause la
croyance en la capacité des
régimes régionaux à s’ériger en remparts contre "la terreur", plutôt
que de descendre en profondeur dans l’analyse pourtant fondamentale des
sociologie des forces de coercition,
de l'Etat profond", ou des déséquilibres sociétaux (cela viendra plus
tard, sous les plumes de (Hazem Kandil, jean-Pierre
Filiu ou d’autres), beaucoup de travaux donnèrent une importance excessive à
des questions plus trendy que fondamentales.
Le débat sur les équilibres pro et
anti occidentaux au Proche-Orient, par exemple, fut un premier réflexe.
Les soulèvements allaient-ils rendre la région plus libérale, et lui faire
enfin rattraper la globalisation occidentale ? Ou au contraire,
renversaient-ils des régimes qui avaient toujours servi les intérêts américains
et européens ? La question n’était pas illégitime. Mais elle était
occidentalo-centrée, et datée. Tout comme les analogies historiques nombreuses, qui nous faisaient comparer les
interventions américaines de 2001-2003 aux State
buildings allemand et japonais de 1945, ou les soulèvements arabes de 2011
à l'Europe de 1848 ou de 1989. De la même manière, on crut voir dans les
demandes de dignité de 2011 l’effet mécanique des réseaux sociaux, sous-entendant
que sans eux, la société arabe n’aurait su s’exprimer. Un troisième faux débat,
toujours aussi peu enclin à saisir la dynamique régionale, s’attacha à la
performance de l’anticipation ou
de la prospective, des oracles et des prévisions : pourquoi, au nord de la
Méditerranée, n'avait-on rien vu venir dans les chancelleries ou les planning units ? On aurait pu
s’interroger également sur le fait de savoir pourquoi des appareils d'Etat
puissants, qui pensaient contrôler des sociétés quadrillées de Moukhabarats, n’avaient rien vu venir
non plus.
Pertes de repères
En réalité, les événements de 2011 sonnaient la fin définitive d'une configuration familière. Des interlocuteurs de longue date disparaissaient.
Des États pivots basculaient. Et
des dilemmes resurgissaient, qui
revoyaient à des impasses analytiques antérieures : quelle position
adopter face à des élections libres donnant la victoire à des partis religieux ?
face à l’Egypte de 2012 comme à
Gaza en 2006, la gêne était perceptible. Et la difficulté à sortir d’une
lecture par le clivage "partis religieux contre partis laïcs", était
forte. Entre stabilité régionale et promotion de la démocratie, entre intérêts
géopolitiques (soutenir des alliés de longue date) et sens de l'histoire
(soutenir des peuples), les Etats-Unis comme plusieurs de leurs alliés,
hésitaient, ou se réfugiaient dans le soutien à des segments d'opinion commodes
mais minoritaires ("Tahrir").
La nouvelle grammaire politique
régionale est encore largement impensée par les diplomaties extérieures, mais
peut-être aussi locales. La multiplication des multivocal ou failed
states (Syrie, Irak, Libye...), le morcellement des acteurs avec retour de clivages anciens (Cyrénaïque,
Tripolitaine...), le brouillage des
frontières entre régimes, partis, mouvements, et l'obligation de prendre
en compte des sociétés aux modes d’expression renouvelés, ne peuvent plus guère
être appréhendés par la seule focalisation sur des clivages macro-politiques
(sunnites / chi’ites), ni sur l’entretien de relations bilatérales privilégiées
fondées sur quelques « hommes forts ».
Quelle ligne diplomatique?
L'Europe en tant qu’Union, hélas,
semble avoir renoncé à la question elle-même.
Elle ne constitue plus pour l'instant un acteur stratégique dans son
environnement stratégique méridional. Les Etats-Unis d'Obama, en dépit de quelques audaces importantes (le
discours du Caire de 2009, le deal
iranien) paient encore le prix de la décennie néo-conservatrice. Leurs
hésitations par ailleurs compréhensibles en Egypte, à Bahreïn ou en Libye, leur
recul sur le dossier syrien en 2013, ont fait vaciller leurs grands partenariats traditionnels, avec l’Arabie
saoudite, Israël, et dans une certaine mesure la Turquie. Leur renoncement de
fait sur le dossier israélo-palestinien
accentue le sentiment d'un retrait américain dans la région, accompagné
par un retrait britannique (certes moins structurant).
Moscou a décidé de tirer profit de ces hésitations américaines pour se
faire "game changer" régional, mais dans une région où l’on ne
change pas le jeu si facilement. La France fait à la fois le pari d'un retour aux sources de la Realpolitik (avec son alliance
saoudienne et son partenariat égyptien), et celui d’un retour aux enjeux
traditionnels, avec la relance, en juin 2016, d’une conférence sur la situation
israélo-palestinienne. Ce double front est-il tenable ? Ce réalisme est-il
réaliste ? Il est trop tôt pour le dire. beaucoup
dans la région attendent ce qui serait la véritable évolution, à savoir une implication des puissances émergentes,
sur le modèle de l’initiative turco-brésilienne de 2010 (sur le nucléaire
iranien), mais avec plus de force, et avec d’autres acteurs (la Chine ?).
L’implication des émergents dans cette poudrière reste néanmoins, pour l’heure,
fort hypothétique.
Les acteurs traditionnels, extérieurs comme régionaux, sont usés. Les
Etats-Unis ont échoué, les européens
ont disparu, les politiques étrangères arabes jadis clefs (« pas de paix
sans la Syrie, pas de guerre sans l’Egypte », disait Kissinger) sont en
retrait, et les puissances régionales non arabes (Israël, Turquie, Iran), tout
en étant devenues les plus structurantes, connaissent bien des difficultés. Le
nouveau concert d'interaction, qui pourrait faire pièce à l’actuel concert
d'impuissance, se fait encore attendre.
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