samedi 29 juin 2013

Déclinaisons stratégiques du voisinage


Déclinaisons stratégiques du voisinage

Retrouvez l'ensemble de la Lettre de l'IRSEM n°2013 - 04, et son dossier Méditerranée

File:Carte de la mer Méditerranée.png

A l’heure de l’interdépendance stratégique, alors que la stabilité voire la sécurité d’un Etat peuvent dépendre de dynamiques initiées sous bien d’autres latitudes, que signifie encore le voisinage ? C’est probablement à la lumière d’une vision plurielle et revisitée de ce concept qu’il est conseillé d’appréhender la Méditerranée aujourd’hui, comme d’ailleurs d’autres régions du monde. Car le voisinage ne saurait plus être le simple synonyme de proximité géographique.
Contrairement à d’autres notions plus classiques de pensée stratégique ou de relations internationales (puissance, intérêts, équilibre…), le voisinage ne fait pas l’objet d’une réflexion théorique poussée, sauf indirectement via le concept de frontière (voir les travaux de Michel FOUCHER sur cette question - L’obsession des frontières, Perrin, 2012). En Europe, on le connaît surtout par la politique de voisinage mise en place par l'Union Européenne depuis 2004, qui avait pour objectif « de renforcer la coopération politique, sécuritaire, économique et culturelle entre l'Union européenne et ses nouveaux voisins immédiats ou proches » (essentiellement l'Europe orientale puis, sur insistance française, le sud et est de la Méditerranée). C’est donc bien au prisme de la distance géographique que l'Europe nous fit redécouvrir le voisinage au lendemain de la fin de la guerre froide. Une équation « proximité géographique = priorité politique » semblait se confirmer, qui intuitivement ne démentait pas les leçons de l’histoire.
Il nous faut pourtant aller plus loin dans notre exploration du voisinage. D’une part ce dernier comporte plusieurs échelles, et d’autre part chacune de ces échelles se décline en un triptyque « opportunité-contrainte-multiplication ».

Le voisinage immédiat, ou la sensibilité/vulnérabilité à la proximité

Le premier voisinage qui vient à  l’esprit est le voisinage géographique immédiat. Pout la France, celui-ci a donc longtemps évoqué (après quelques siècles d’obsession anglaise…) l'Allemagne d’abord, les autres frontaliers ensuite. Le voisinage était alors appréhendé nationalement, et synonyme de menace. Sa prise en compte stratégique signifiait la mise en place de fortifications ou de dispositifs militaires. La guerre froide, avec l’appartenance d’une Europe occidentale démocratique faisant face, avec l’alliance nord-américaine, aux immenses capacités militaires du camp soviétique, nous a appris à penser le voisinage collectivement. Une fois la CEE débarrassée de la guerre froide et se transformant en Union Européenne, cette conception collective est restée : le voisinage, sur le Vieux continent, s’entend aujourd’hui au sens d’un voisinage européen, d’où la double focalisation sur l'Europe orientale et sur la Méditerranée. Cette approche collective du voisinage continue de faire l’originalité de l’UE aujourd’hui, avec ses hauts et ses bas. Les partenaires ont d’abord redécouvert, dans le brouillard de l’après-guerre froide, qu’un voisinage imposait une stratégie commune (R. DANNREUTHER, European Union Foreign and Security Policy: Towards a Neighbourhood Strategy, Routledge, Londres, 2012). Ils ont constaté également que cette donne comportait autant d’opportunités que de risques (Th. CIERCO, The European Union Neighbourhood. Challenges and Opportunities, Ashgate, Londres, 2013). Le voisinage peut en effet offrir des atouts (la conversion de l’ancienne Europe socialiste en autant de partenaires), comme des contraintes nouvelles (l’obligation d’intégrer ses partenaires sans faire dysfonctionner l’existant). Dans d’autres régions du monde, et individuellement cette fois, d’autres puissances font le même constat : le voisinage des Etats-Unis est à la fois une opportunité pour l’économie mexicaine et une contrainte pour sa politique étrangère. Idem pour les voisins de la Chine. Dans tous les cas de figure, le voisinage est un multiplicateur : multiplicateur d’opportunités si l'environnement stratégique est paisible et si les relations sont bonnes (commerce, partenariat, coopérations, rendus plus faciles par la proximité géographique), mais multiplicateur de contraintes dans le cas contraire (proximité d’une instabilité, voire d’une hostilité) : la Méditerranée, au fil des dernières années, a précisément oscillé entre ces deux modèles.
 Pour les quelques puissances qui, dans le monde, entretiennent des possessions outre-mer, la notion de voisinage se complique. L’opportunité inhérente à la proximité géographique se déplace pour offrir d’autres horizons, mais les moyens à déployer pour en profiter pleinement, et même pour défendre cet avantage potentiel, constituent une contrainte dont la gestion n’est pas à la portée de tous. Ainsi les « extrêmes stratégiques » de la France, depuis les Caraïbes / Guyane jusqu’au Pacifique Sud en passant par l’Océan indien ou les Kerguelen, lui offrent-ils une zone économique exclusive de premier ordre (la deuxième du monde), et la possibilité de revendiquer un statut d’acteur et de voisin dans ces régions (comme le ministre de la défense vient de le faire pour l’Asie Pacifique au Shangri La Dialogue de Singapour en juin 2013). Cela lui confère aussi des devoirs en termes de soutien aux populations concernées, et de surveillance de zone, qui peuvent prendre des allures de défi logistique aussi loin de ses bases (Cl. MALLATRAIT, Les différentiels stratégiques français en Océanie,  Laboratoire de l’Irsemn°1-2011). Là encore, la contrainte le dispute à l’opportunité, et dans les deux cas l’enjeu est multiplié : à distance, le voisinage lointain offre à la France une présence Pacifique à laquelle elle ne pourrait accéder depuis sa seule métropole, mais aussi des obligations qui seraient plus simples à gérer en Méditerranée par exemple.
La Méditerranée justement, pose plusieurs questions à cette notion de « voisinage lointain ». Quel avantage stratégique tirer encore des dernières souverainetés à distance, représentées aujourd’hui par les bases militaires britanniques d’Akrotiri et Dhekelia à Chypre (et dans une moindre mesure par les British Forces Gibraltar), comparativement, notamment, à l’imposante présence navale américaine de la VIe flotte, ou à une présence chinoise encore économique mais de plus en plus ressentie dans la zone ? Que valent encore les traces d’anciennes « présences à distance », héritées des ères coloniales : on pense naturellement ici aux liens tissés par la France avec le Maghreb ou le Liban. Est-il possible de les remettre en valeur par une politique de coopération capitalisant sur une proximité héritée de l’histoire ? Faut-il au contraire, à l’heure d’une ère « post-post-coloniale » où les référents des années 1960 se parlent plus à des populations très majoritairement âgées de moins de 25 ans, réinventer le lien stratégique et en formuler de nouvelles expressions ? La présence massive de doubles nationaux de part et d’autre de la Méditerranée, ou encore la francophonie, sont-ils des éléments transformables en avantages stratégiques ? (voir sur ce point l’étude IRSEM - Organisation internationale de la Francophonie, à paraître, été 2013, sur la Francophonie comme profondeur stratégique).

Le voisinage d’intérêts

Une puissance peut avoir des intérêts à défendre dans une région où elle n’entretient pas de présence de souveraineté. Mais en s’y établissant militairement et politiquement pour défendre ces intérêts, elle s’invite de facto comme acteur de voisinage. On a déjà évoqué la présence américaine au Proche-Orient, mais son « pivot » vers l’Asie, en particulier au regarde de la question de la mer de Chine méridionale, en est une autre illustration (Ch. LE MIERE, S. RAINE, Regional Disorder. The South China Sea Dispute, IISS, Londres, 2013). Si la puissance américaine peut se permettre de se projeter jusqu’à s’imposer dans presque n’importe quelle politique de voisinage (les Etats-Unis avaient au total 173.000 hommes déployés dans 150 pays fin 2012), cette pratique est-elle à la portée d’une puissance comme la France ? C’est toute la question posée par la politique méditerranéenne à l’épreuve des printemps arabes, plus loin par le dispositif des forces pré-positionnées à l’épreuve des défis africains (et notamment de l’industrialisation du terrorisme au Sahel), plus loin encore par l’ambition de s’affirmer comme puissance dans une région Asie Pacifique qui déjà ne manque pas de compétiteurs aux bases arrières solides, et aux capacités de projection imposantes ou en voie de l’être. La réponse à cette question dépendra à l’avenir du facteur moyen, du facteur volonté, mais également de « lois » stratégiques plus générales.

Agenda pour un questionnement politique du voisinage 

La première question portant sur les « lois de voisinage » en relations internationales est sans doute la suivante : peut-on échapper à son voisinage, ou en choisir un à sa guise ? La France a tenté d’échapper à son voisinage européen après la défaite de Sedan en 1870, en se  lançant (habilement encouragée en cela par Bismarck) dans la colonisation de nouveaux espaces plus lointains. Mais après deux guerres mondiales, elle a assumé pleinement sa double appartenance atlantique et européenne (incluant sa dimension méditerranéenne). A part peut-être l’exception israélienne, en rupture partielle avec son environnement moyen-oriental et qui fonde sa sécurité sur la protection américaine, à part certainement l’exception américaine, dotée à la fois des moyens et de l’état d’esprit nécessaires pour considérer l’ensemble du monde comme son voisinage, rares sont les puissances qui tentent encore de sortir du premier type de voisinage mentionné plus haut : la proximité immédiate.
Une autre question consiste à se demander s’il est encore possible de modeler son voisinage, et jusqu’où. L’expérience de l’Union Pour la Méditerranée, lancée en 2008 à Paris mais rendue caduque dans ses formes initiales, d’abord par la crise de Gaza puis par les soulèvements arabes, montre les difficultés d’une telle ambition au XXIe siècle. L’imbroglio des nombreux projets d’intégration des Amériques, le labyrinthe des multiples forums régionaux asiatiques, ne viennent pas contredire cette première intuition. Au moins peut-on conclure provisoirement que le mode d’emploi et les registres d’action adéquats pour parvenir à contrôler son voisinage par le haut aujourd’hui, n’ont pas été clairement identifiés, a fortiori par les puissances régionales dominantes.
A l’inverse - c’est là une autre interrogation encore – doit-on s’interdire d’agir sur son voisinage ? Renoncer à construire collectivement un milieu propice à la prospérité partagée, reviendrait à faire prévaloir, avec les conséquences que le passé nous a déjà montrées, l’intérêt de possession national, et à terme nationaliste. Renoncer à agir sur des milieux plus lointains, soit au nom d’une présence souveraine soit au nom de responsabilités et d’intérêts partagés, reviendrait à renoncer à la gouvernance internationale pour en revenir aux sphères d’influence, à la stabilité hégémonique ou encore aux « gendarmes régionaux », comme autant de réminiscences d’une période bipolaire pourtant dépassée. Agir sur son voisinage stratégique, à la fois immédiat et élargi, demeure donc plus que jamais un impératif. Les règles, les normes et les instruments en sont toujours en voie d’élaboration.

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