Déclinaisons stratégiques du voisinage
Retrouvez l'ensemble de la Lettre de l'IRSEM n°2013 - 04, et son dossier Méditerranée
A
l’heure de l’interdépendance stratégique, alors que la stabilité voire
la sécurité d’un Etat peuvent dépendre de dynamiques initiées sous bien
d’autres latitudes, que signifie encore le voisinage ? C’est
probablement à la lumière d’une vision plurielle et revisitée de ce
concept qu’il est conseillé d’appréhender la Méditerranée aujourd’hui,
comme d’ailleurs d’autres régions du monde. Car le voisinage ne saurait
plus être le simple synonyme de proximité géographique.
Contrairement
à d’autres notions plus classiques de pensée stratégique ou de
relations internationales (puissance, intérêts, équilibre…), le
voisinage ne fait pas l’objet d’une réflexion théorique poussée, sauf
indirectement via le concept de frontière (voir les travaux de Michel
FOUCHER sur cette question - L’obsession des frontières, Perrin,
2012). En Europe, on le connaît surtout par la politique de voisinage
mise en place par l'Union Européenne depuis 2004, qui avait pour
objectif « de renforcer la coopération politique, sécuritaire,
économique et culturelle entre l'Union européenne et ses nouveaux
voisins immédiats ou proches » (essentiellement l'Europe orientale puis,
sur insistance française, le sud et est de la Méditerranée). C’est donc
bien au prisme de la distance géographique que l'Europe nous fit
redécouvrir le voisinage au lendemain de la fin de la guerre froide. Une
équation « proximité géographique = priorité politique » semblait se
confirmer, qui intuitivement ne démentait pas les leçons de l’histoire.
Il
nous faut pourtant aller plus loin dans notre exploration du voisinage.
D’une part ce dernier comporte plusieurs échelles, et d’autre part
chacune de ces échelles se décline en un triptyque
« opportunité-contrainte-multiplication ».
Le voisinage immédiat, ou la sensibilité/vulnérabilité à la proximité
Le
premier voisinage qui vient à l’esprit est le voisinage géographique
immédiat. Pout la France, celui-ci a donc longtemps évoqué (après
quelques siècles d’obsession anglaise…) l'Allemagne d’abord, les autres
frontaliers ensuite. Le voisinage était alors appréhendé nationalement,
et synonyme de menace. Sa prise en compte stratégique signifiait la mise
en place de fortifications ou de dispositifs militaires. La guerre
froide, avec l’appartenance d’une Europe occidentale démocratique
faisant face, avec l’alliance nord-américaine, aux immenses capacités
militaires du camp soviétique, nous a appris à penser le voisinage collectivement.
Une fois la CEE débarrassée de la guerre froide et se transformant en
Union Européenne, cette conception collective est restée : le voisinage,
sur le Vieux continent, s’entend aujourd’hui au sens d’un voisinage européen,
d’où la double focalisation sur l'Europe orientale et sur la
Méditerranée. Cette approche collective du voisinage continue de faire
l’originalité de l’UE aujourd’hui, avec ses hauts et ses bas. Les
partenaires ont d’abord redécouvert, dans le brouillard de
l’après-guerre froide, qu’un voisinage imposait une stratégie commune
(R. DANNREUTHER, European Union Foreign and Security Policy: Towards a Neighbourhood Strategy,
Routledge, Londres, 2012). Ils ont constaté également que cette donne
comportait autant d’opportunités que de risques (Th. CIERCO, The European Union Neighbourhood. Challenges and Opportunities,
Ashgate, Londres, 2013). Le voisinage peut en effet offrir des atouts
(la conversion de l’ancienne Europe socialiste en autant de
partenaires), comme des contraintes nouvelles (l’obligation d’intégrer
ses partenaires sans faire dysfonctionner l’existant). Dans d’autres
régions du monde, et individuellement cette fois, d’autres puissances
font le même constat : le voisinage des Etats-Unis est à la fois une
opportunité pour l’économie mexicaine et une contrainte pour sa
politique étrangère. Idem pour les voisins de la Chine. Dans tous les
cas de figure, le voisinage est un multiplicateur : multiplicateur
d’opportunités si l'environnement stratégique est paisible et si les
relations sont bonnes (commerce, partenariat, coopérations, rendus plus
faciles par la proximité géographique), mais multiplicateur de
contraintes dans le cas contraire (proximité d’une instabilité, voire
d’une hostilité) : la Méditerranée, au fil des dernières années, a
précisément oscillé entre ces deux modèles.
Pour
les quelques puissances qui, dans le monde, entretiennent des
possessions outre-mer, la notion de voisinage se complique.
L’opportunité inhérente à la proximité géographique se déplace pour
offrir d’autres horizons, mais les moyens à déployer pour en profiter
pleinement, et même pour défendre cet avantage potentiel, constituent
une contrainte dont la gestion n’est pas à la portée de tous. Ainsi les
« extrêmes stratégiques » de la France, depuis les Caraïbes / Guyane
jusqu’au Pacifique Sud en passant par l’Océan indien ou les Kerguelen,
lui offrent-ils une zone économique exclusive de premier ordre (la
deuxième du monde), et la possibilité de revendiquer un statut d’acteur
et de voisin dans ces régions (comme le ministre de la défense vient de
le faire pour l’Asie Pacifique au Shangri La Dialogue de
Singapour en juin 2013). Cela lui confère aussi des devoirs en termes de
soutien aux populations concernées, et de surveillance de zone, qui
peuvent prendre des allures de défi logistique aussi loin de ses bases
(Cl. MALLATRAIT, Les différentiels stratégiques français en Océanie, Laboratoire de l’Irsemn°1-2011).
Là encore, la contrainte le dispute à l’opportunité, et dans les deux
cas l’enjeu est multiplié : à distance, le voisinage lointain offre à la
France une présence Pacifique à laquelle elle ne pourrait accéder
depuis sa seule métropole, mais aussi des obligations qui seraient plus
simples à gérer en Méditerranée par exemple.
La
Méditerranée justement, pose plusieurs questions à cette notion de
« voisinage lointain ». Quel avantage stratégique tirer encore des
dernières souverainetés à distance, représentées aujourd’hui par les
bases militaires britanniques d’Akrotiri et Dhekelia à Chypre (et dans
une moindre mesure par les British Forces Gibraltar),
comparativement, notamment, à l’imposante présence navale américaine de
la VIe flotte, ou à une présence chinoise encore économique mais de plus
en plus ressentie dans la zone ? Que valent encore les traces
d’anciennes « présences à distance », héritées des ères coloniales : on
pense naturellement ici aux liens tissés par la France avec le Maghreb
ou le Liban. Est-il possible de les remettre en valeur par une politique
de coopération capitalisant sur une proximité héritée de l’histoire ?
Faut-il au contraire, à l’heure d’une ère « post-post-coloniale » où les
référents des années 1960 se parlent plus à des populations très
majoritairement âgées de moins de 25 ans, réinventer le lien stratégique
et en formuler de nouvelles expressions ? La présence massive de
doubles nationaux de part et d’autre de la Méditerranée, ou encore la
francophonie, sont-ils des éléments transformables en avantages
stratégiques ? (voir sur ce point l’étude IRSEM - Organisation
internationale de la Francophonie, à paraître, été 2013, sur la Francophonie comme profondeur stratégique).
Le voisinage d’intérêts
Une
puissance peut avoir des intérêts à défendre dans une région où elle
n’entretient pas de présence de souveraineté. Mais en s’y établissant
militairement et politiquement pour défendre ces intérêts, elle s’invite
de facto comme acteur de voisinage. On a déjà évoqué la présence
américaine au Proche-Orient, mais son « pivot » vers l’Asie, en
particulier au regarde de la question de la mer de Chine méridionale, en
est une autre illustration (Ch. LE MIERE, S. RAINE, Regional Disorder. The South China Sea Dispute,
IISS, Londres, 2013). Si la puissance américaine peut se permettre de
se projeter jusqu’à s’imposer dans presque n’importe quelle politique de
voisinage (les Etats-Unis avaient au total 173.000 hommes déployés dans
150 pays fin 2012), cette pratique est-elle à la portée d’une puissance
comme la France ? C’est toute la question posée par la politique
méditerranéenne à l’épreuve des printemps arabes, plus loin par le
dispositif des forces pré-positionnées à l’épreuve des défis africains
(et notamment de l’industrialisation du terrorisme au Sahel), plus loin
encore par l’ambition de s’affirmer comme puissance dans une région Asie
Pacifique qui déjà ne manque pas de compétiteurs aux bases arrières
solides, et aux capacités de projection imposantes ou en voie de l’être.
La réponse à cette question dépendra à l’avenir du facteur moyen, du
facteur volonté, mais également de « lois » stratégiques plus générales.
Agenda pour un questionnement politique du voisinage
La
première question portant sur les « lois de voisinage » en relations
internationales est sans doute la suivante : peut-on échapper à son
voisinage, ou en choisir un à sa guise ? La France a tenté d’échapper à
son voisinage européen après la défaite de Sedan en 1870, en se lançant
(habilement encouragée en cela par Bismarck) dans la colonisation de
nouveaux espaces plus lointains. Mais après deux guerres mondiales, elle
a assumé pleinement sa double appartenance atlantique et européenne
(incluant sa dimension méditerranéenne). A part peut-être l’exception
israélienne, en rupture partielle avec son environnement moyen-oriental
et qui fonde sa sécurité sur la protection américaine, à part
certainement l’exception américaine, dotée à la fois des moyens et de
l’état d’esprit nécessaires pour considérer l’ensemble du monde comme
son voisinage, rares sont les puissances qui tentent encore de sortir du
premier type de voisinage mentionné plus haut : la proximité immédiate.
Une
autre question consiste à se demander s’il est encore possible de
modeler son voisinage, et jusqu’où. L’expérience de l’Union Pour la
Méditerranée, lancée en 2008 à Paris mais rendue caduque dans ses formes
initiales, d’abord par la crise de Gaza puis par les soulèvements
arabes, montre les difficultés d’une telle ambition au XXIe
siècle. L’imbroglio des nombreux projets d’intégration des Amériques, le
labyrinthe des multiples forums régionaux asiatiques, ne viennent pas
contredire cette première intuition. Au moins peut-on conclure
provisoirement que le mode d’emploi et les registres d’action adéquats
pour parvenir à contrôler son voisinage par le haut aujourd’hui, n’ont
pas été clairement identifiés, a fortiori par les puissances régionales
dominantes.
A l’inverse - c’est là une autre
interrogation encore – doit-on s’interdire d’agir sur son voisinage ?
Renoncer à construire collectivement un milieu propice à la prospérité
partagée, reviendrait à faire prévaloir, avec les conséquences que le
passé nous a déjà montrées, l’intérêt de possession national, et à terme
nationaliste. Renoncer à agir sur des milieux plus lointains, soit au
nom d’une présence souveraine soit au nom de responsabilités et
d’intérêts partagés, reviendrait à renoncer à la gouvernance
internationale pour en revenir aux sphères d’influence, à la stabilité
hégémonique ou encore aux « gendarmes régionaux », comme autant de
réminiscences d’une période bipolaire pourtant dépassée. Agir sur son
voisinage stratégique, à la fois immédiat et élargi, demeure donc plus
que jamais un impératif. Les règles, les normes et les instruments en
sont toujours en voie d’élaboration.
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