Editorial de la Lettre de l'IRSEM n°3 - 2015
Que doit faire une
puissance militaire face à une situation extérieure grave, lorsqu’elle est l’un
des seuls acteurs à être en mesure pouvoir intervenir, mais lorsqu’on connaît
par avance les incertitudes et les risques lourds d’une telle intervention ? Cette
interrogation devenue centrale dans le système international, s’impose
particulièrement aux acteurs de la taille de la France, ni suffisamment
omnipotents pour que leur entrée en scène soit automatique, ni suffisamment
secondaires pour que leur absence soit neutre.
Ce dilemme conduit
à choisir entre la marginalisation et
l’engrenage, pour reprendre une
analyse développée dans d’autres contextes - en l’occurrence sur la politique
étrangère russe des années 1990 - par la chercheuse danoise Mette Skak (From Empire to Anarchy: Postcommunist
Foreign Policy and International Relations, 1996).
Marginalisation, si la puissance en question renonce à assumer
ses responsabilités face à l’urgence, quand bien même celle-ci ne met pas en
cause sa sécurité nationale. Sa crédibilité, son volontarisme politique,
parfois son rang (a fortiori s’il
s’agit d’un membre permanent du Conseil de sécurité), pourront alors être remis
en cause.
Mais engrenage,
si cette même puissance choisit de descendre dans l’arène, tant les situations
de conflit actuelles sont marquées par le risque de fuite en avant, avec leurs dynamiques
à la fois civiles et internationalisées (des acteurs extérieurs y
interviennent), leurs dimensions ethniques ou microsociales si subtiles et
mouvantes que personne ne peut prétendre en saisir tous les rouages, leurs déroulements
d’autant plus délicats qu’ils s’exposent aux yeux d’un village global
surmédiatisé en temps réel.
Quelques remarques
ici, sur ce dilemme qui dans ses grandes lignes ne fait que reprendre une
question classique (« y aller ou pas ? »), mais dont les mutations
récentes ne doivent pas être sous-estimées.
1- L’enjeu de ce dilemme porte sur la crédibilité, sur la réputation d’une puissance, au moins
autant que sur sa sécurité. Le discours public tendant à réduire l’enjeu d’une
intervention militaire à la crainte (réelle) de pertes humaines et de les
assumer vis-à-vis de l’opinion publique interne, ne doit pas faire perdre de
vue que l’autre grand enjeu de l'intervention est symbolique. En cette époque
de storytelling où s’affrontent des
grands « récits » les Etats se mettent en scène et justifient leur
action extérieure par une mission noble à remplir. Illustration de la
marginalisation : on sait ce qu’a coûté symboliquement l’affaire des
« lignes rouges » syriennes à la présidence Obama. Illustration de
l’engrenage : on connaît les critiques adressées aux alliés sur les conséquences de leur
intervention en Libye en 2011. Dans l’immédiat après Guerre froide, l’Amérique
de George H. Bush avait opté délibérément pour le risque d’engrenage plutôt que
pour le risque de marginalisation, en réagissant massivement à l’invasion du
Koweït, qui ne devait pas rester sans réponse de Washington à l’heure d’une
recomposition des équilibres mondiaux. Mais il avait fallu pour y parvenir tant
de moyens, tant d’alliés, si peu d’adversaires (aucun véto à l’ONU) et tant de
retenue (ne pas aller jusqu’au changement de régime), que l’exemple reste
presque un cas d’école.
2- Depuis les années 1990, la France a
généralement opté pour un risque mesuré d’engrenage, plutôt que de courir
le risque de la marginalisation. Sous François Mitterrand, elle a connu les
pièges terribles de ce dilemme au rwanda :
seule puissance à pouvoir/vouloir agir sur le terrain, elle allait se retrouver
sous les feux de la polémique (damned if
you do, damned if you don’t, dirait-on en anglais). Sous Jacques Chirac, elle
afficha un volontarisme délibéré en 1995 en Bosnie, plus modéré au Kosovo en
1999 (Paris participe activement, mais veille à une définition mesurée des
objectifs de bombardement, notamment sur Belgrade), et prudent au Liban en 2006
(la France participe à la FINUL II, mais pas autant que ses liens historiques
avec le pays du cèdre pouvaient le laisser imaginer). Exception : c’est au
nom de la dénonciation de l’engrenage à venir que Paris s’oppose à la guerre
américaine en irak en 2002-2003.
Mais avec une posture forte, qui allait contrer le risque de marginalisation.
En intervenant en Libye en 2011 sous Nicolas Sarkozy, en intervenant au Mali,
en Centrafrique et en Irak, en militant pour une intervention en Syrie (2013)
sous François Hollande, la France fait encore le pari que ne rien faire serait
la pire des solutions, et que son rang international exige l’initiative, au
risque du terrain.
3- Ce dilemme ne touche pas que les grandes
puissances occidentales, même s’il se manifeste différemment ailleurs, dans
des contextes où la gestion de l’opinion interne, celle de l’image externe, ou
l’insertion du pays dans les circuits internationaux, obéissent à d’autres
règles. aujourd’hui obsédée par
ce qu’elle perçoit comme une marginalisation à stopper impérativement, la
Russie prend ouvertement le risque de l’engrenage (Géorgie, Ukraine…). En dépit
des dangers évidents de son implication dans la guerre civile syrienne, l’Iran
préfère également courir le risque de l’engrenage, plutôt que de renoncer à son
statut de puissance chi’ite et à son jeu régional. Quelle seront, demain, les
postures des grands émergents (Chine, Inde, peut-être Turquie…) face à ce
dilemme ?
4- Enfin, sur le plan des théories académiques, le
dilemme marginalisation – engrenage invite à repenser l’approche réaliste
des relations internationales. Car si la Realpolitik,
faite de calcul cynique des intérêts, n’a pas disparu, elle inclut aujourd’hui
beaucoup plus que le traditionnel rapport de force, la puissance mesurable, et
les intérêts matériels. On l’a dit plus haut, la réputation, la crédibilité,
l’image, sont des ressources à préserver. L’intégration ou l’influence d’acteurs
non étatiques (associatifs, communautaires, économiques…) dans la formulation
de la politique extérieure est avérée, au moins dans les démocraties
occidentales. La prise en compte des normes, des considérations éthiques, du
débat public international (intensifié par les nouveaux médias), est un fait. Dans
ce contexte, la nécessité de maintenir son rang (éviter la marginalisation)
tout en réduisant le risque de déconvenues ou de dérapages (engrenage),
réconcilie l’approche par les intérêts et l’approche par les valeurs. L’affaire
est d’autant plus délicate que les choix de l’action extérieure sont faits par
des acteurs étatiques qui privilégient la lutte contre la marginalisation, mais
qui opèrent sous le regard et les commentaires d’autres acteurs (dans la
société civile), qui privilégient la lutte contre l’engrenage. Une sorte de
« réalisme de l’approche globale » ou réalisme normatif se fait donc
jour, qui eut constitué un bel oxymore il y a encore quelques années, mais
ménage désormais l’impératif de rang politique comme l’impératif de réputation
sociale.
Le dilemme est donc
loin d’être résolu, mais constitue un défi majeur de l’action internationale
actuelle, et ses spécificités doivent être étudiées minutieusement.
Frédéric Charillon – directeur de l’IRSEM
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