mercredi 10 juin 2015

L. Boltanksi, Mysteries and Conspiracies




L. Boltanksi, Mysteries and Conspiracies, Polity Press, Cambridge, 2014

Voir les autres notes de lecture dans la Lettre de l'IRSEM n°3-2015

Désormais traduit en anglais (Énigmes et complots : Une enquête à propos d'enquêtes, pour sa version française), ce travail du sociologue Luc Boltanksi, ancien élève de Pierre Bourdieu, s’attaque aux notions de mystère, de complot, d’énigme, d’enquête, et à travers elles, à celle de réalité, telle qu’elle peut transparaître des romans fantastiques, policiers ou d’espionnage, et qui est dans tous les cas construite. Pourquoi cette sociologie du roman de fiction, et pourquoi en traiter dans la Lettre d’un institut d’études stratégiques ? L. Boltanksi, en plus de l’approche critique que l’on connaît, prompte à déceler les conservatismes derrière la littérature populaire, tire des leçons de cette littérature pour le statut de l'Etat. Que nous dit, par exemple, la littérature d’espionnage sur notre Léviathan ? Qu’il est toujours en état de guerre, toujours menacé, toujours fragile, et que la population n’en est jamais (ne doit pas en être) consciente. Que l’appareil d'Etat compte lui aussi ses ennemis intérieurs ou ses traîtres, ses faux-semblants, ses arcanes cachées. L’analyse sociologique du roman d’espionnage ou de fiction n’est pas nouvelle (le politiste Erik Neveu en avait fait sa thèse, disséquant notamment avec bonheur les « sens cachés » des SAS de Gérard de Villiers). Mais un agenda de recherche s’ouvre à nous, en ces temps où la théorie du complot fait recette. La littérature de fiction ou de « mystère », pour reprendre la catégorie anglo-saxonne, entretient-elle cette propension à croire au complot ? Est-elle plutôt – est-ce d’ailleurs incompatible ? – de nature à renforcer le consensus libéral (le libéralisme… ou la paranoïa, pour reprendre l’une des sections de l’ouvrage) ? Quels messages les personnages campés dans cette littérature véhiculent-ils ? Il faudrait, par exemple, élargir l’analyse amorcée brillamment ici par Boltanksi, à l’industrie littéraire américaine actuelle, avec ses auteurs à succès (Baldacci, Child, Cumming, Silva, Littell, Patterson…), dont les anti-héros reviennent incompris et psychologiquement blessés d’Afghanistan ou d’Irak pour retrouver l’exploit malgré eux, en dépit d’autres labyrinthes administratifs (Zero Day, de D. Baldacci).

Livre - G. Devin (dir.), 10 concepts sociologiques en relations internationales




G. Devin (dir.), 10 concepts sociologiques en relations internationales, CNRS Editions, Biblis, 2015

Les grands auteurs de sociologie, s’ils ont généralement écrit à des époques ou sur des contextes qui ne leur permettaient pas de traiter explicitement des problématiques qui marquent désormais la société mondiale, demeurent néanmoins riches d’enseignements pour l’analyse de cette dernière. C’est le pari audacieux de cet ouvrage, que de relire dans une perspective internationaliste les Goffman, Bourdieu, Elias, Boudon ou Simmel, naturellement Weber et Durlkheim, mais également Mauss, Giddens ou Hirschman. La scène de Goffman, avec ses codes et ses subtilités, se compare-t-elle à la scène internationale, elle aussi codifiée, ritualisée, autour de protocoles pour le moins symboliques ? (G. Devin). La théorie d’Anthony Giddens sur la structuration (F. Petiteville), le « champ » tel que défini et opérationnalisé par Bourdieu (F. Mérand), l’interdépendance éliasienne (F. Delmotte), les trois types de domination wébériens (rationnel-légal, traditionnel, charismatique, analysés par Th. Lindemann), la réciprocité chez Mauss (F. Ramel) ou l’intégration pour Durkheim (B. badie), permettent-ils de mieux aborder la stratégie poutinienne (convoquant à la fois virilité charismatique et tradition impériale), les mécanismes internationaux de coopération, de domination, de conflit, ou encore les processus décisionnels de certaines politiques étrangères ? C’est là tout un agenda de recherche qui s’ouvre, déjà défriché en réalité depuis plusieurs années en France par plusieurs des auteurs réunis ici, et dont les cadres commencent à se fixer solidement, comme une invitation à poursuivre ce « hors-piste » souvent porteur, et générateur d’éclairages surprenants.

Livre - Charles-Philippe David, Au sein de la Maison Blanche.






Charles-Philippe David, Au sein de la Maison Blanche. De Truman à Obama, la formulation (imprévisible) de la politique étrangère des Etats-Unis, Presses de Sciences Po, Paris, 2015

Décidément prolixe sur le sujet (voir plus loin la revue de son ouvrage La politique étrangère des Etats-Unis), Charles-Philippe David nous offre la troisième édition de son ouvrage de référence sur la politique étrangère de Washington. Avec presque 1.200 pages dont 40 pages de bibliographie, plus des annexes fournies, ce travail vise à conserver son rang de « bible » en la matière. On voit mal, à vrai dire, ce qui pourrait manquer ici à l’étudiant ou au chercheur désireux de faire le tour de la question, depuis les approches théoriques jusqu’à l’analyse décisionnelle. Le déroulé chronologique qui suit (à partir du chapitre 4, qui commence avec truman), demeure très analytique, qualifiant chaque fois le style présidentiel qui aura marqué la période : « institutionnalisée » sous Truman, la politique étrangère américaine fut « présidentialisée » sous Kennedy et Johnson, « impériale » sous nixon, « assagie » sous Ford, « compétitive » sous Carter, « désorganisée » sous Reagan, « réhabilitée » sous George H. Bush, « réorientée » sous Clinton (le diagnostic est plus sévère dans l’autre ouvrage référencé plus loin), « inféodée » sous George W. Bush, elle est enfin « calculatrice » sous Obama, qui a voulu faire triompher la Realpolitik mais n’a réussi qu’à la mettre à l’épreuve. Chaque présidence est en outre « testée » à la lumière d’une étude de cas choisie : l’Indochine, le Vietnam, l’invasion du Cambodge, la crise du Mayaguez, la chute du Shah, l’affaire Iran-Contra, l'Irak, la Bosnie, l'Irak à nouveau, enfin l’Afghanistan. Il peut paraître paradoxal, sur cette période, d’accorder autant d’importance à l’Asie et si peu à l’URSS, mais les exemples choisis se veulent illustratifs d’un fonctionnement interne, plus que d’un état du système international.

Charles-Philippe David, et avec lui toute une école québécoise – par ailleurs non monolithique – portent avec talent le flambeau de l’analyse francophone de la politique étrangère des Etats-Unis, en compagnie naturellement de plusieurs chercheurs français. Il faut rendre hommage à cet effort, à l’ampleur de cette production à son utilité surtout, à l’heure où le décryptage de la stratégie américaine et de son évolution demeure l’une des clefs de voûte de l’analyse des relations internationales. Dans la plupart de ses travaux, Charles-Philippe David a à cœur de dépasser l’écume du moment pour rappeler les racines, les courants de pensée, les pesanteurs historiques, idéologiques, culturels, bureaucratiques, qui agissent sur cette projection américaine dans le monde. Il est bon de l’écouter.

Livre - François Mitterrand. La France et sa défense






Institut François Mitterrand, Ministère de la défense, François Mitterrand. La France et sa défense. Paroles publiques d’un président – 1981-1995, Nouveau Monde, Paris, 2015. Textes édités sous la direction de Georges Saunier et Philippe Vial, Préface de Jean-Yves Le Drian et Hubert Védrine.

Ce recueil des principaux textes, discours et interviews de François Mitterrand sur la thématique de la défense s’imposera comme outil de référence. En deux septennats (dont quatre ans de cohabitation), François Mitterrand a conduit un nombre important d’opérations militaires, dont beaucoup en Afrique, mais également au Moyen-Orient. Il a réaffirmé le principe de dissuasion nucléaire, qu’il a même incarné avec majesté (« la dissuasion c’est le président de la République. C’est moi »). Il a dû adapter l’outil de défense à un monde post-bipolaire que personne n’avait vu arriver si vite, et dont les défis furent nombreux dès sa présidence (guerre du Golfe de 1991, éclatement de la Yougoslavie, conflit ethniques en afrique, comme au Rwanda…). Du fait de son équation personnelle (un président de gauche qui avait réconcilié son parti avec l’instrument militaire, et devait démontrer qu’il était bien un chef des armées), du fait du contexte systémique international (d’abord les dernières tensions de la guerre froide, puis un nouveau monde, une nouvelle Europe, qui ne permettaient aucune faiblesse), du fait enfin du contexte politico-normatif (la fermeté de Reagan et Thatcher chez nos alliés), Mitterrand fut interventionniste, prit des initiatives militaires fortes (comme au Tchad contre la Libye, avec les opérations Manta puis Epervier), accomplit des gestes politiques importants (une visite à Sarajevo, ou encore le double sauvetage d’Arafat au Liban en 1982 et 1983). Il connut aussi, déjà, les difficultés d’interventions ô combien risquées, dans des contextes inextricables de guerre à la fois civiles et internationalisées, et qui au bout du compte exposent singulièrement celui qui  les entreprend à l’heure d’un monde médiatisé. Les opérations rwandaises, aujourd’hui, font toujours débat.

Le travail accompli ici permet de relire dans le texte ce tournant de l’histoire, avec les mots du chef de l’exécutif français de l’époque. Les photos insérées, les repères chronologiques et bibliographiques ajoutés en annexe, rendent l’ensemble plus utile encore. On ne peut qu’appeler de nos vœux la systématisation de ce type d’entreprise pour les présidences passées. Si Jacques Chirac a son propre recueil de textes de politique étrangère (Mon combat pour la paix, 2007), son bilan académique (La politique étrangère de Jacques Chirac, dirigé par M. Vaïsse et Ch. Lequesne, 2013), et quelques études de défense qui firent date (B. Irondelle, La réforme des armées en France : Sociologie de la décision, 2011) l’analyse de la période Mitterrand tirera grand profit de ce travail d’historiens. Une période clef à redécouvrir d’urgence par les politistes, dont le livre de référence, en réalité, reste celui d’un acteur : Les mondes de François Mitterrand (1996), par Hubert Védrine.

Les puissances face au dilemme marginalisation – engrenage


Editorial de la Lettre de l'IRSEM n°3 - 2015
 
Que doit faire une puissance militaire face à une situation extérieure grave, lorsqu’elle est l’un des seuls acteurs à être en mesure pouvoir intervenir, mais lorsqu’on connaît par avance les incertitudes et les risques lourds d’une telle intervention ? Cette interrogation devenue centrale dans le système international, s’impose particulièrement aux acteurs de la taille de la France, ni suffisamment omnipotents pour que leur entrée en scène soit automatique, ni suffisamment secondaires pour que leur absence soit neutre.

Ce dilemme conduit à choisir entre la marginalisation et l’engrenage, pour reprendre une analyse développée dans d’autres contextes - en l’occurrence sur la politique étrangère russe des années 1990 - par la chercheuse danoise Mette Skak (From Empire to Anarchy: Postcommunist Foreign Policy and International Relations, 1996).

Marginalisation, si la puissance en question renonce à assumer ses responsabilités face à l’urgence, quand bien même celle-ci ne met pas en cause sa sécurité nationale. Sa crédibilité, son volontarisme politique, parfois son rang (a fortiori s’il s’agit d’un membre permanent du Conseil de sécurité), pourront alors être remis en cause.

Mais engrenage, si cette même puissance choisit de descendre dans l’arène, tant les situations de conflit actuelles sont marquées par le risque de fuite en avant, avec leurs dynamiques à la fois civiles et internationalisées (des acteurs extérieurs y interviennent), leurs dimensions ethniques ou microsociales si subtiles et mouvantes que personne ne peut prétendre en saisir tous les rouages, leurs déroulements d’autant plus délicats qu’ils s’exposent aux yeux d’un village global surmédiatisé en temps réel.

Quelques remarques ici, sur ce dilemme qui dans ses grandes lignes ne fait que reprendre une question classique (« y aller ou pas ? »), mais dont les mutations récentes ne doivent pas être sous-estimées.

1- L’enjeu de ce dilemme porte sur la crédibilité, sur la réputation d’une puissance, au moins autant que sur sa sécurité. Le discours public tendant à réduire l’enjeu d’une intervention militaire à la crainte (réelle) de pertes humaines et de les assumer vis-à-vis de l’opinion publique interne, ne doit pas faire perdre de vue que l’autre grand enjeu de l'intervention est symbolique. En cette époque de storytelling où s’affrontent des grands « récits » les Etats se mettent en scène et justifient leur action extérieure par une mission noble à remplir. Illustration de la marginalisation : on sait ce qu’a coûté symboliquement l’affaire des « lignes rouges » syriennes à la présidence Obama. Illustration de l’engrenage : on connaît les critiques adressées aux alliés sur les conséquences de leur intervention en Libye en 2011. Dans l’immédiat après Guerre froide, l’Amérique de George H. Bush avait opté délibérément pour le risque d’engrenage plutôt que pour le risque de marginalisation, en réagissant massivement à l’invasion du Koweït, qui ne devait pas rester sans réponse de Washington à l’heure d’une recomposition des équilibres mondiaux. Mais il avait fallu pour y parvenir tant de moyens, tant d’alliés, si peu d’adversaires (aucun véto à l’ONU) et tant de retenue (ne pas aller jusqu’au changement de régime), que l’exemple reste presque un cas d’école.

2- Depuis les années 1990, la France a généralement opté pour un risque mesuré d’engrenage, plutôt que de courir le risque de la marginalisation. Sous François Mitterrand, elle a connu les pièges terribles de ce dilemme au rwanda : seule puissance à pouvoir/vouloir agir sur le terrain, elle allait se retrouver sous les feux de la polémique (damned if you do, damned if you don’t, dirait-on en anglais). Sous Jacques Chirac, elle afficha un volontarisme délibéré en 1995 en Bosnie, plus modéré au Kosovo en 1999 (Paris participe activement, mais veille à une définition mesurée des objectifs de bombardement, notamment sur Belgrade), et prudent au Liban en 2006 (la France participe à la FINUL II, mais pas autant que ses liens historiques avec le pays du cèdre pouvaient le laisser imaginer). Exception : c’est au nom de la dénonciation de l’engrenage à venir que Paris s’oppose à la guerre américaine en irak en 2002-2003. Mais avec une posture forte, qui allait contrer le risque de marginalisation. En intervenant en Libye en 2011 sous Nicolas Sarkozy, en intervenant au Mali, en Centrafrique et en Irak, en militant pour une intervention en Syrie (2013) sous François Hollande, la France fait encore le pari que ne rien faire serait la pire des solutions, et que son rang international exige l’initiative, au risque du terrain.

3- Ce dilemme ne touche pas que les grandes puissances occidentales, même s’il se manifeste différemment ailleurs, dans des contextes où la gestion de l’opinion interne, celle de l’image externe, ou l’insertion du pays dans les circuits internationaux, obéissent à d’autres règles. aujourd’hui obsédée par ce qu’elle perçoit comme une marginalisation à stopper impérativement, la Russie prend ouvertement le risque de l’engrenage (Géorgie, Ukraine…). En dépit des dangers évidents de son implication dans la guerre civile syrienne, l’Iran préfère également courir le risque de l’engrenage, plutôt que de renoncer à son statut de puissance chi’ite et à son jeu régional. Quelle seront, demain, les postures des grands émergents (Chine, Inde, peut-être Turquie…) face à ce dilemme ?

4- Enfin, sur le plan des théories académiques, le dilemme marginalisation – engrenage invite à repenser l’approche réaliste des relations internationales. Car si la Realpolitik, faite de calcul cynique des intérêts, n’a pas disparu, elle inclut aujourd’hui beaucoup plus que le traditionnel rapport de force, la puissance mesurable, et les intérêts matériels. On l’a dit plus haut, la réputation, la crédibilité, l’image, sont des ressources à préserver. L’intégration ou l’influence d’acteurs non étatiques (associatifs, communautaires, économiques…) dans la formulation de la politique extérieure est avérée, au moins dans les démocraties occidentales. La prise en compte des normes, des considérations éthiques, du débat public international (intensifié par les nouveaux médias), est un fait. Dans ce contexte, la nécessité de maintenir son rang (éviter la marginalisation) tout en réduisant le risque de déconvenues ou de dérapages (engrenage), réconcilie l’approche par les intérêts et l’approche par les valeurs. L’affaire est d’autant plus délicate que les choix de l’action extérieure sont faits par des acteurs étatiques qui privilégient la lutte contre la marginalisation, mais qui opèrent sous le regard et les commentaires d’autres acteurs (dans la société civile), qui privilégient la lutte contre l’engrenage. Une sorte de « réalisme de l’approche globale » ou réalisme normatif se fait donc jour, qui eut constitué un bel oxymore il y a encore quelques années, mais ménage désormais l’impératif de rang politique comme l’impératif de réputation sociale.

Le dilemme est donc loin d’être résolu, mais constitue un défi majeur de l’action internationale actuelle, et ses spécificités doivent être étudiées minutieusement.

Frédéric Charillon – directeur de l’IRSEM