@charillon
samedi 13 juin 2015
mercredi 10 juin 2015
L. Boltanksi, Mysteries and Conspiracies
L.
Boltanksi, Mysteries and Conspiracies,
Polity Press, Cambridge, 2014
Voir les autres notes de lecture dans la Lettre de l'IRSEM n°3-2015
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Désormais traduit en anglais (Énigmes et complots :
Une enquête à propos d'enquêtes, pour sa version française), ce travail du sociologue
Luc Boltanksi, ancien élève de Pierre Bourdieu, s’attaque aux notions de
mystère, de complot, d’énigme, d’enquête, et à travers elles, à celle de réalité, telle qu’elle peut
transparaître des romans fantastiques, policiers ou d’espionnage, et qui est
dans tous les cas construite. Pourquoi cette sociologie du roman de fiction, et
pourquoi en traiter dans la Lettre d’un
institut d’études stratégiques ? L. Boltanksi, en plus de l’approche
critique que l’on connaît, prompte à déceler les conservatismes derrière la
littérature populaire, tire des leçons de cette littérature pour le statut de
l'Etat. Que nous dit, par exemple, la littérature d’espionnage sur notre
Léviathan ? Qu’il est toujours
en état de guerre, toujours menacé, toujours fragile, et que la population n’en
est jamais (ne doit pas en être) consciente. Que l’appareil d'Etat compte lui
aussi ses ennemis intérieurs ou ses traîtres, ses faux-semblants, ses arcanes
cachées. L’analyse sociologique du roman d’espionnage ou de fiction n’est pas
nouvelle (le politiste Erik Neveu en avait fait sa thèse, disséquant notamment avec
bonheur les « sens cachés » des SAS de Gérard de Villiers). Mais un
agenda de recherche s’ouvre à nous, en ces temps où la théorie du complot fait
recette. La littérature de fiction ou de « mystère », pour reprendre
la catégorie anglo-saxonne, entretient-elle cette propension à croire au
complot ? Est-elle plutôt – est-ce d’ailleurs incompatible ? – de
nature à renforcer le consensus libéral (le libéralisme… ou la paranoïa, pour
reprendre l’une des sections de l’ouvrage) ? Quels messages les
personnages campés dans cette littérature véhiculent-ils ? Il faudrait,
par exemple, élargir l’analyse amorcée brillamment ici par Boltanksi, à
l’industrie littéraire américaine actuelle, avec ses auteurs à succès
(Baldacci, Child, Cumming, Silva, Littell, Patterson…), dont les anti-héros
reviennent incompris et psychologiquement blessés d’Afghanistan ou d’Irak pour
retrouver l’exploit malgré eux, en dépit d’autres labyrinthes administratifs (Zero Day, de D. Baldacci).
Livre - G. Devin (dir.), 10 concepts sociologiques en relations internationales
G. Devin (dir.), 10
concepts sociologiques en relations internationales, CNRS Editions, Biblis,
2015
Les grands auteurs de sociologie, s’ils ont généralement
écrit à des époques ou sur des contextes qui ne leur permettaient pas de traiter
explicitement des problématiques qui marquent désormais la société mondiale,
demeurent néanmoins riches d’enseignements pour l’analyse de cette dernière.
C’est le pari audacieux de cet ouvrage, que de relire dans une perspective
internationaliste les Goffman, Bourdieu, Elias, Boudon ou Simmel, naturellement
Weber et Durlkheim, mais également Mauss, Giddens ou Hirschman. La scène de
Goffman, avec ses codes et ses subtilités, se compare-t-elle à la scène
internationale, elle aussi codifiée, ritualisée, autour de protocoles pour le
moins symboliques ? (G. Devin). La théorie d’Anthony Giddens sur la
structuration (F. Petiteville), le « champ » tel que défini et
opérationnalisé par Bourdieu (F. Mérand), l’interdépendance éliasienne (F.
Delmotte), les trois types de domination wébériens (rationnel-légal,
traditionnel, charismatique, analysés par Th. Lindemann), la réciprocité chez
Mauss (F. Ramel) ou l’intégration pour Durkheim (B. badie), permettent-ils de mieux aborder la stratégie
poutinienne (convoquant à la fois virilité charismatique et tradition
impériale), les mécanismes internationaux de coopération, de domination, de
conflit, ou encore les processus décisionnels de certaines politiques
étrangères ? C’est là tout un agenda de recherche qui s’ouvre, déjà
défriché en réalité depuis plusieurs années en France par plusieurs des auteurs
réunis ici, et dont les cadres commencent à se fixer solidement, comme une
invitation à poursuivre ce « hors-piste » souvent porteur, et
générateur d’éclairages surprenants.
Livre - Charles-Philippe David, Au sein de la Maison Blanche.
Charles-Philippe
David, Au sein de la Maison Blanche. De
Truman à Obama, la formulation (imprévisible) de la politique étrangère des Etats-Unis,
Presses de Sciences Po, Paris, 2015
Décidément prolixe
sur le sujet (voir plus loin la revue de son ouvrage La politique étrangère des Etats-Unis), Charles-Philippe David nous
offre la troisième édition de son ouvrage de référence sur la politique
étrangère de Washington. Avec presque 1.200 pages dont 40 pages de bibliographie,
plus des annexes fournies, ce travail vise à conserver son rang de
« bible » en la matière. On voit mal, à vrai dire, ce qui pourrait
manquer ici à l’étudiant ou au chercheur désireux de faire le tour de la
question, depuis les approches théoriques jusqu’à l’analyse décisionnelle. Le
déroulé chronologique qui suit (à partir du chapitre 4, qui commence avec truman), demeure très analytique,
qualifiant chaque fois le style présidentiel qui aura marqué la période :
« institutionnalisée » sous Truman, la politique étrangère américaine
fut « présidentialisée » sous Kennedy et Johnson, « impériale »
sous nixon, « assagie »
sous Ford, « compétitive » sous Carter, « désorganisée »
sous Reagan, « réhabilitée » sous George H. Bush,
« réorientée » sous Clinton (le diagnostic est plus sévère dans
l’autre ouvrage référencé plus loin), « inféodée » sous George W.
Bush, elle est enfin « calculatrice » sous Obama, qui a voulu faire
triompher la Realpolitik mais n’a
réussi qu’à la mettre à l’épreuve. Chaque présidence est en outre
« testée » à la lumière d’une étude de cas choisie :
l’Indochine, le Vietnam, l’invasion du Cambodge, la crise du Mayaguez, la chute
du Shah, l’affaire Iran-Contra, l'Irak, la Bosnie, l'Irak à nouveau, enfin l’Afghanistan.
Il peut paraître paradoxal, sur cette période, d’accorder autant d’importance à
l’Asie et si peu à l’URSS, mais les exemples choisis se veulent illustratifs
d’un fonctionnement interne, plus que d’un état du système international.
Charles-Philippe
David, et avec lui toute une école québécoise – par ailleurs non monolithique –
portent avec talent le flambeau de l’analyse francophone de la politique
étrangère des Etats-Unis, en compagnie naturellement de plusieurs chercheurs
français. Il faut rendre hommage à cet effort, à l’ampleur de cette production
à son utilité surtout, à l’heure où le décryptage de la stratégie américaine et
de son évolution demeure l’une des clefs de voûte de l’analyse des relations
internationales. Dans la plupart de ses travaux, Charles-Philippe David a à
cœur de dépasser l’écume du moment pour rappeler les racines, les courants de
pensée, les pesanteurs historiques, idéologiques, culturels, bureaucratiques,
qui agissent sur cette projection américaine dans le monde. Il est bon de
l’écouter.
Livre - François Mitterrand. La France et sa défense
Institut François
Mitterrand, Ministère de la défense,
François Mitterrand. La France et sa défense.
Paroles publiques d’un président – 1981-1995, Nouveau Monde, Paris, 2015.
Textes édités sous la direction de Georges Saunier et Philippe Vial, Préface de
Jean-Yves Le Drian et Hubert Védrine.
Ce recueil des
principaux textes, discours et interviews de François Mitterrand sur la
thématique de la défense s’imposera comme outil de référence. En deux
septennats (dont quatre ans de cohabitation), François Mitterrand a conduit un
nombre important d’opérations militaires, dont beaucoup en Afrique, mais
également au Moyen-Orient. Il a réaffirmé le principe de dissuasion nucléaire,
qu’il a même incarné avec majesté (« la dissuasion c’est le président de
la République. C’est moi »). Il a dû adapter l’outil de défense à un monde
post-bipolaire que personne n’avait vu arriver si vite, et dont les défis
furent nombreux dès sa présidence (guerre du Golfe de 1991, éclatement de la Yougoslavie,
conflit ethniques en afrique,
comme au Rwanda…). Du fait de son équation personnelle (un président de gauche
qui avait réconcilié son parti avec l’instrument militaire, et devait démontrer
qu’il était bien un chef des armées), du fait du contexte systémique international
(d’abord les dernières tensions de la guerre froide, puis un nouveau monde, une
nouvelle Europe, qui ne permettaient aucune faiblesse), du fait enfin du contexte
politico-normatif (la fermeté de Reagan et Thatcher chez nos alliés),
Mitterrand fut interventionniste, prit des initiatives militaires fortes (comme
au Tchad contre la Libye, avec les opérations Manta puis Epervier), accomplit
des gestes politiques importants (une visite à Sarajevo, ou encore le double
sauvetage d’Arafat au Liban en 1982 et 1983). Il connut aussi, déjà, les
difficultés d’interventions ô combien risquées, dans des contextes inextricables
de guerre à la fois civiles et internationalisées, et qui au bout du compte
exposent singulièrement celui qui les
entreprend à l’heure d’un monde médiatisé. Les opérations rwandaises, aujourd’hui,
font toujours débat.
Le travail accompli
ici permet de relire dans le texte ce tournant de l’histoire, avec les mots du
chef de l’exécutif français de l’époque. Les photos insérées, les repères
chronologiques et bibliographiques ajoutés en annexe, rendent l’ensemble plus
utile encore. On ne peut qu’appeler de nos vœux la systématisation de ce type
d’entreprise pour les présidences passées. Si Jacques Chirac a son propre recueil
de textes de politique étrangère (Mon
combat pour la paix, 2007), son bilan académique (La politique étrangère de Jacques Chirac, dirigé par M. Vaïsse et
Ch. Lequesne, 2013), et quelques études de défense qui firent date (B.
Irondelle, La réforme des armées en
France : Sociologie de la décision, 2011) l’analyse de la période
Mitterrand tirera grand profit de ce travail d’historiens. Une période clef à
redécouvrir d’urgence par les politistes, dont le livre de référence, en
réalité, reste celui d’un acteur : Les
mondes de François Mitterrand (1996), par Hubert Védrine.
Les puissances face au dilemme marginalisation – engrenage
Editorial de la Lettre de l'IRSEM n°3 - 2015
Que doit faire une
puissance militaire face à une situation extérieure grave, lorsqu’elle est l’un
des seuls acteurs à être en mesure pouvoir intervenir, mais lorsqu’on connaît
par avance les incertitudes et les risques lourds d’une telle intervention ? Cette
interrogation devenue centrale dans le système international, s’impose
particulièrement aux acteurs de la taille de la France, ni suffisamment
omnipotents pour que leur entrée en scène soit automatique, ni suffisamment
secondaires pour que leur absence soit neutre.
Ce dilemme conduit
à choisir entre la marginalisation et
l’engrenage, pour reprendre une
analyse développée dans d’autres contextes - en l’occurrence sur la politique
étrangère russe des années 1990 - par la chercheuse danoise Mette Skak (From Empire to Anarchy: Postcommunist
Foreign Policy and International Relations, 1996).
Marginalisation, si la puissance en question renonce à assumer
ses responsabilités face à l’urgence, quand bien même celle-ci ne met pas en
cause sa sécurité nationale. Sa crédibilité, son volontarisme politique,
parfois son rang (a fortiori s’il
s’agit d’un membre permanent du Conseil de sécurité), pourront alors être remis
en cause.
Mais engrenage,
si cette même puissance choisit de descendre dans l’arène, tant les situations
de conflit actuelles sont marquées par le risque de fuite en avant, avec leurs dynamiques
à la fois civiles et internationalisées (des acteurs extérieurs y
interviennent), leurs dimensions ethniques ou microsociales si subtiles et
mouvantes que personne ne peut prétendre en saisir tous les rouages, leurs déroulements
d’autant plus délicats qu’ils s’exposent aux yeux d’un village global
surmédiatisé en temps réel.
Quelques remarques
ici, sur ce dilemme qui dans ses grandes lignes ne fait que reprendre une
question classique (« y aller ou pas ? »), mais dont les mutations
récentes ne doivent pas être sous-estimées.
1- L’enjeu de ce dilemme porte sur la crédibilité, sur la réputation d’une puissance, au moins
autant que sur sa sécurité. Le discours public tendant à réduire l’enjeu d’une
intervention militaire à la crainte (réelle) de pertes humaines et de les
assumer vis-à-vis de l’opinion publique interne, ne doit pas faire perdre de
vue que l’autre grand enjeu de l'intervention est symbolique. En cette époque
de storytelling où s’affrontent des
grands « récits » les Etats se mettent en scène et justifient leur
action extérieure par une mission noble à remplir. Illustration de la
marginalisation : on sait ce qu’a coûté symboliquement l’affaire des
« lignes rouges » syriennes à la présidence Obama. Illustration de
l’engrenage : on connaît les critiques adressées aux alliés sur les conséquences de leur
intervention en Libye en 2011. Dans l’immédiat après Guerre froide, l’Amérique
de George H. Bush avait opté délibérément pour le risque d’engrenage plutôt que
pour le risque de marginalisation, en réagissant massivement à l’invasion du
Koweït, qui ne devait pas rester sans réponse de Washington à l’heure d’une
recomposition des équilibres mondiaux. Mais il avait fallu pour y parvenir tant
de moyens, tant d’alliés, si peu d’adversaires (aucun véto à l’ONU) et tant de
retenue (ne pas aller jusqu’au changement de régime), que l’exemple reste
presque un cas d’école.
2- Depuis les années 1990, la France a
généralement opté pour un risque mesuré d’engrenage, plutôt que de courir
le risque de la marginalisation. Sous François Mitterrand, elle a connu les
pièges terribles de ce dilemme au rwanda :
seule puissance à pouvoir/vouloir agir sur le terrain, elle allait se retrouver
sous les feux de la polémique (damned if
you do, damned if you don’t, dirait-on en anglais). Sous Jacques Chirac, elle
afficha un volontarisme délibéré en 1995 en Bosnie, plus modéré au Kosovo en
1999 (Paris participe activement, mais veille à une définition mesurée des
objectifs de bombardement, notamment sur Belgrade), et prudent au Liban en 2006
(la France participe à la FINUL II, mais pas autant que ses liens historiques
avec le pays du cèdre pouvaient le laisser imaginer). Exception : c’est au
nom de la dénonciation de l’engrenage à venir que Paris s’oppose à la guerre
américaine en irak en 2002-2003.
Mais avec une posture forte, qui allait contrer le risque de marginalisation.
En intervenant en Libye en 2011 sous Nicolas Sarkozy, en intervenant au Mali,
en Centrafrique et en Irak, en militant pour une intervention en Syrie (2013)
sous François Hollande, la France fait encore le pari que ne rien faire serait
la pire des solutions, et que son rang international exige l’initiative, au
risque du terrain.
3- Ce dilemme ne touche pas que les grandes
puissances occidentales, même s’il se manifeste différemment ailleurs, dans
des contextes où la gestion de l’opinion interne, celle de l’image externe, ou
l’insertion du pays dans les circuits internationaux, obéissent à d’autres
règles. aujourd’hui obsédée par
ce qu’elle perçoit comme une marginalisation à stopper impérativement, la
Russie prend ouvertement le risque de l’engrenage (Géorgie, Ukraine…). En dépit
des dangers évidents de son implication dans la guerre civile syrienne, l’Iran
préfère également courir le risque de l’engrenage, plutôt que de renoncer à son
statut de puissance chi’ite et à son jeu régional. Quelle seront, demain, les
postures des grands émergents (Chine, Inde, peut-être Turquie…) face à ce
dilemme ?
4- Enfin, sur le plan des théories académiques, le
dilemme marginalisation – engrenage invite à repenser l’approche réaliste
des relations internationales. Car si la Realpolitik,
faite de calcul cynique des intérêts, n’a pas disparu, elle inclut aujourd’hui
beaucoup plus que le traditionnel rapport de force, la puissance mesurable, et
les intérêts matériels. On l’a dit plus haut, la réputation, la crédibilité,
l’image, sont des ressources à préserver. L’intégration ou l’influence d’acteurs
non étatiques (associatifs, communautaires, économiques…) dans la formulation
de la politique extérieure est avérée, au moins dans les démocraties
occidentales. La prise en compte des normes, des considérations éthiques, du
débat public international (intensifié par les nouveaux médias), est un fait. Dans
ce contexte, la nécessité de maintenir son rang (éviter la marginalisation)
tout en réduisant le risque de déconvenues ou de dérapages (engrenage),
réconcilie l’approche par les intérêts et l’approche par les valeurs. L’affaire
est d’autant plus délicate que les choix de l’action extérieure sont faits par
des acteurs étatiques qui privilégient la lutte contre la marginalisation, mais
qui opèrent sous le regard et les commentaires d’autres acteurs (dans la
société civile), qui privilégient la lutte contre l’engrenage. Une sorte de
« réalisme de l’approche globale » ou réalisme normatif se fait donc
jour, qui eut constitué un bel oxymore il y a encore quelques années, mais
ménage désormais l’impératif de rang politique comme l’impératif de réputation
sociale.
Le dilemme est donc
loin d’être résolu, mais constitue un défi majeur de l’action internationale
actuelle, et ses spécificités doivent être étudiées minutieusement.
Frédéric Charillon – directeur de l’IRSEM
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